Mercredi 19 février 2020, la Conférence nationale des forces vives du Bénin boucle trente 30 ans. Nostalgie oblige, les Béninois vont célébrer le trentenaire de la démocratie mais pour le média spécialisé du système éducatif, c’est le moment de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur pour passer en revue les grandes avancées enregistrées dans l’éducation au Bénin durant la période. Révélations, espoirs et doutes se confondent dans les différentes interventions des acteurs rencontrés pour opiner sur le sujet. Educ’Action vous embarque dans un voyage au cœur des héritages éducatifs de la Conférence nationale des forces vives de 1990. Enquête !
A 24 ans Ismaël est grand et corpulent avec un ventre bien assorti, signe qu’il a quelques kilogrammes de graisse de trop. Titulaire d’un Baccalauréat série A, il se défend dans la vie pour s’en sortir. Comme les jeunes de son âge, il a aussi posé ses valises à la Faculté de Droit et de Sciences Politiques (FADESP) de l’Université d’Abomey-Calavi durant l’année académique 2017-2018. Les effectifs pléthoriques dans des amphithéâtres exigus et un échec lui ont passé l’envie de « perdre son temps » sur les bancs. Originaire de Parakou et ayant grandi à Cotonou, sa corpulence et ses réactions ont poussé ses amis à lui attribuer le surnom de « Toukpin », ce qui signifie « balle d’arme à feu » en langue nationale fon. Quand on lui demande ce qu’il a gardé de la Conférence nationale des forces vives, il répond : « Plaise au ciel, qu’aucun bain de sang ne nous éclabousse et ne nous emporte dans ses flots ». Cette citation de Monseigneur Isidore de Souza, nombreux sont ceux de la génération d’Ismael à l’avoir gardé à cause de la nostalgie qui empare les médias entre la période du 19 au 28 février de chaque année. Le sang a certainement emporté des Béninois durant cette période même si Valentin Agon, directeur général de API-Bénin n’en a pas vu. Elève en classe de Terminale juste avant l’année blanche qui sévissait, il logeait dans une entrée-coucher à Vêdoko, un quartier de Cotonou et était toujours scotché à sa radio qui retransmettait la Conférence en direct. Il se souvient encore du cri de cœur qu’il a lancé à la radio dans un micro-trottoir parce que, basculant la tête vers la gauche pour montrer la posture qu’adoptait les conducteurs de Zémidjans (taxi-moto) en collant la main droite sur l’oreille droite pour simuler une radio qu’on pose contre son oreille, « même les zémidjans avaient leur radio collée à l’oreille en conduisant leurs motos, ce qui est dangereux sur la voie ». En un mot, reconnaît le chef d’entreprise, « tout le monde attendait quelque chose de la Conférence ». 30 ans après, les fruits ont-ils tenu la promesse des fleurs, notamment sur le plan éducatif ?
L’éducation à la lumière de la conférence
La Conférence des forces vives de la nation a duré du 19 au 28 février 1990 à l’hôtel PLM Alédjo de Cotonou et a réuni près de cinq cents participants, venant des horizons les plus divers, comme l’a souligné feu Albert Tévoedjrè, le rapporteur général de la Conférence. Il est utile ici de revenir sur ce qui est dit de l’éducation dans le rapport présenté par Frère Melchior à la fin des travaux dans son monologue devant de nombreuses représentations diplomatiques. Feu Albert Tévodjrè : « En attendant que les états généraux de l’éducation que vous avez voulus, nous permettent d’appréhender une autre vision de la formation et de l’utilisation de nos ressources humaines, il nous faut agir pour des secours d’urgence. Ainsi, tous les élèves et étudiants en classe d’examens devraient recevoir une attention prioritaire au niveau de mesures exceptionnelles à imaginer sans tarder sur le plan national, et sur le plan international des possibilités de bourses étrangères que nous pouvons négocier dans les prochains jours. Je dis bien dans les prochains jours, car nous n’avons pas le droit de sacrifier toute une génération en attendant l’aboutissement des négociations avec les syndicats. Le prochain gouvernement devra prendre très à cœur la solution de cette préoccupation majeure dès la première minute de son installation. Notre commission de l’éducation, entre plusieurs propositions dont vous prendrez également connaissance avec attention, a mis un accent particulier sur la science. Cela est très heureux. Les peuples qui se développent sont ceux qui privilégient la recherche scientifique et ses applications. Le Bénin Nouveau devra prendre très à cœur cette orientation pour créer un réseau de chercheurs éprouvés dans les domaines des besoins essentiels de la Nation. Ici, la coopération internationale devra être utilisée judicieusement tant au plan des ressources que dans la mise en rapport avec les structures les plus performantes ». Ces belles paroles invitent à se demander quel héritage le système a-t-il gardé de la conférence.
Les héritages de la conférence
Pendant que la Conférence se déroulait, Hubert Mignanwandé et d’autres Béninois étaient en formation d’inspecteur à l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud en France. Si lui a suivi les évènements à distance, ce n’est pas le cas pour Magloire Cossou. « J’étais déjà inspecteur au moment de la Conférence des forces vives de la nation. J’étais en service au ministère de l’éducation nationale d’alors », raconte l’inspecteur dont il n’est plus besoin de faire la présentation dans le système éducatif béninois. Expert et toujours sollicité pour des travaux, des formations et autres, il a dû quitter le ministère des Enseignements Maternel et Primaire pour rejoindre le reporter de Educ’Action afin de partager sa part de l’anecdote. A la question de savoir quel héritage le système éducatif a gardé de la Conférence, Magloire Cossou répond directement d’un air sérieux : « la libéralisation. L’État n’a plus tout caporalisé. La liberté d’expression, mais nous avons abusé des travers par endroit. Les fonctionnaires qui ont été privés de droit de grève, une fois qu’ils l’ont recouvré, il y avait des grèves à n’en point finir. Ce qui fait qu’à partir de 1990, la grève était devenue la tarte à la crème. Pour un oui ou un non, grève ! ». Jean Olivier Chéou par contre était encore élève en classe de première à l’époque. Même s’il était au repos du fait de l’année blanche, il s’en souvient encore comme si c’était hier. Aujourd’hui directeur du CEG 3 Abomey-Calavi, l’homme toujours souriant, la barbe et la moustache bien fournies à son approche de l’héritage de la conférence. « Le premier héritage a été la volonté d’apporter du sang neuf au système éducatif qui avait du plomb dans l’aile. Il y a aussi les différentes politiques mises en œuvre », affirme-t-il. Pour Valentin Agon, la conférence voulait que le Bénin ait un système éducatif utile pour le développement du pays, mais on a rapidement jeté l’eau de bain avec le bébé. En ce jour anniversaire du 14 février 2020, où ses collaborateurs lui ont fait une surprise qui a réussi à lui faire couler des larmes, l’expert de l’ONU dans 23 pays Africains est encore nostalgique mais inquiet. Ses propos le traduisent bien : « la conférence a fait de bonnes résolutions mais en 2014, lors du second forum de l’éducation on a remarqué que la conférence n’a pas donné des directives obligatoires pour que l’éducation soit axée sur le développement. La preuve, après 30 ans, on constate que les produits de l’école ne correspondent pas aux besoins du pays ». Ce qui n’a pas marché, Hubert Mignanwandé en a une idée vu qu’il était au cœur du système et ses propos sont plus évocateurs. « L’une des innovations majeures de la conférence, c’est les états généraux de l’éducation. A cette rencontre, on a vu point par point les programmes, les propositions idoines, secteur par secteur, de l’enseignement maternel jusqu’à l’université. Mais à l’application, ce n’est pas ce qu’on a vu ! C’est des plans d’actions qui sont venus et un plan programme qui a continué, qui a commencé une œuvre qui n’était pas les résultats de ce qui était projeté par les états généraux », soutient le septuagénaire déjà admis à la retraite. De retour de formation, il a dirigé le plan d’action formation des enseignants et animation des réseaux pédagogiques, l’un des plans issus de ces états généraux. L’autre plan, vous vous en doutiez, c’est le plan programme. Des ténèbres à la lumière, découvrons les heurts et malheurs des programmes d’enseignement au Bénin.
Programmes d’enseignement, les regrets de l’école nouvelle
« Nous sommes un grand pays et nous savons toujours déceler les tares qui sont les nôtres et nous les attaquons. Mais on a toujours la malchance de rencontrer des virus sur la ligne. Lorsque nous avons décidé d’une position à prendre, il y a toujours une autre position qui vient de quelque part. La conférence a lancé les programmes mais à l’application des programmes, c’est des plans dirigés par d’autres institutions, par ailleurs, mais avec enrobage pécuniaire ». C’est le docteur Mignanwandé qui le dit en cherchant à comprendre comment les meilleures idées des Béninois aboutissent à des actions contraires. Maitre-assistant des universités Cames, enseignant au Département de Psychologie et des Sciences de l’Education de l’Université d’Abomey-Calavi, il a été le premier directeur du Centre de Formation du Personnel d’Encadrement de l’Education Nationale (CFPEEN) aujourd’hui EFPEEN, E désignant Ecole, logé à Porto-Novo. Il paraît alors utile de se demander ce qui s’est passé et, pour cela, il faut replonger dans l’histoire. Comme le dit le jingle de l’émission ‘‘Archives d’Afrique’’ animée par Alain Foka sur Radio France Internationale (RFI) : « Nul n’a le droit d’effacer une page de l’histoire d’un peuple, car un peuple sans histoire est un monde sans âme ». L’âme de l’éducation, ce sont les programmes d’enseignement et l’histoire de ces programmes, c’est Magloire Cossou qui la raconte en premier. Enseignant depuis 1970 et inspecteur de l’éducation depuis 1987, il a vécu l’histoire des programmes qu’il raconte. Première partie de l’histoire avec l’inspecteur qui a déjà vingt ans de retraite, celle de l’école coloniale et de l’école d’après les indépendances. « Jusqu’à l’accession de notre pays à l’indépendance, nous avions connu l’école coloniale, école qui était basée sur les textes de 1924 puis sur les textes de 1945. Quand nous sommes devenus indépendant en 1960, nous avons juste remplacé, dans les textes français élaborés pour l’Afrique Occidentale Française, la marseillaise par l’Aube Nouvelle, la Seine par l’Ouémé, disons que c’était des modifications cosmétiques, de surface », raconte-il. D’un ton calme, il poursuit avec la deuxième partie de l’histoire, celle de l’école nouvelle. « A partir de 1972, ils [les révolutionnaires, ndr] ont voulu changer de paradigme. C’est ainsi qu’il y a eu le programme d’édification de l’école nouvelle qui a voulu combattre les finalités de l’école coloniale qui était sous-tendue par certaines déclarations qui font froid dans le dos ». Les yeux plongés dans l’un des documents qu’il a mobilisé en un temps record pour lecture, il poursuit : « Exemple, un certain Delage, inspecteur général, affirmait que nous devons nous rappeler que le but de l’enseignement est moins de sauvegarder l’originalité des races colonisées que de les élever vers nous. Un autre dit qu’il faut dresser les élites de collaborateurs qui, comme agents technique, contremaîtres, employés ou commis de direction, suppléeront à l’insuffisance numérique des européens. C’était Albert Saro, ministre des colonies ». Ici, le visage et le ton de la voix de l’homme calme aux cheveux presque totalement blancs changent comme pour prévenir que ce qui vient est encore plus sérieux. Au micro du reporter de Educ’Action, Magloire Cossou lance : « Il y a l’école nouvelle que nous avons mal appliqué et dès 1981 on s’est comporté comme un esclave qui s’est échappé du lieu où on l’a enfermé. Comme il n’a pas appris à gérer sa liberté, Il a pu s’évader mais il ne savait pas où aller, il a tourné, tourné et il revient pour dire je m’étais évadé mais je reviens pour me constituer prisonnier ». Cette prison, selon le septuagénaire, c’est l’école coloniale. En 1981, le bilan de l’école nouvelle a été fait et les tares observées l’ont conduite aux oubliettes. A en croire Magloire Cossou, on est retourné au programme colonial. Mais ce programme était si mal fichu que les enseignants n’y comprenaient rien, c’était juste un listing. Grognes et plaintes se faisant plus fortes de la part des enseignants. « On va vous proposer des programmes intermédiaires », ont répondu les premiers responsables de l’école d’alors. Le réquisitoire de l’inspecteur continue : « le programme intermédiaire, c’est juste le programme colonial plus quelques commentaires ». Les plaintes demeurant persistantes, il fallait trouver une autre solution. C’est alors qu’en 1994, après la conférence, « on a commencé les nouveaux programmes d’études par approche par objectif puis par approches par les compétences », conclut Magloire Cossou. Ici, Hubert Mignawandé, inspecteur de l’éducation, formateur d’enseignants, de conseillers pédagogiques, de psychopédagogues et responsable du plan d’action-formation des enseignants et animation des réseaux pédagogiques après les états généraux de l’éducation reprend le flambeau.
Nouveaux programmes d’études pour le meilleur et pour le pire
Au sortir de la conférence, l’éducation n’était pas parterre mais beaucoup de choses étaient à revoir. Cependant, le redressement souhaité par la conférence n’a pas eu lieu, rappelle le septuagénaire à la retraite avec une santé devenue récemment fragile l’obligeant à bien répartir temps de sortie et d’activités mais avec beaucoup plus de repos. La voix vive et rapide, il ajoute : « je n’attaque pas mon collègue [responsable du plan programme, ndr] mais le plan d’action programme qui devait partir de ces résolutions et qui devait élaborer des programmes qui restructurent l’éducation est allé dans d’autres considérations ». Pour rappel, c’est ce plan d’action programme qui a conduit à l’avènement des nouveaux programmes d’étude dont l’Approche Par les Compétences (APC) qui est toujours en cours. « Des stratégies de pratiques éducatives que les enseignants ne comprenaient pas, que les inspecteurs eux-mêmes ne comprenaient pas pour arriver à les insuffler correctement aux enseignants. C’est ainsi qu’au lieu de redresser, ces résultats ont plutôt perturbé l’éducation », poursuit-il, faisant des gestes de la main en étant assis dans son fauteuil, ce 14 Février 2020. Poursuivant dans les explications, l’homme renchérit que : « le Bénin qui évoluait avec ces programmes, avec des stratégies d’enseignement que les enseignants maîtrisaient bien, est allé dans une nouvelle stratégie où on demandait aux enfants une réflexion individuelle premièrement, ensuite une réflexion par petits groupes, puis une réflexion collective, après une synthèse, en 45 minutes. Ce qui est totalement impossible. Personne n’a jamais pu. Donc, on escamotait les enseignements. Escamoter les enseignements, c’est escamoter les contenus. Les enfants se retrouvaient à ne rien savoir et à la fin de l’année, ils ne comprenaient pas grand-chose ». Cela continue encore aujourd’hui, pourrait-on dire. Mignanwandé en donne la raison : « Cela continue parce que ceux qui ont été formés à ça, ce n’est que ça qu’ils connaissent et bien, ils appliquent ! Lorsqu’ils voient que dans les séminaires, cela est pourfendu, cela est rejeté, ils essaient à leur manière d’éviter et de revenir à des attitudes plutôt personnelles mais pas très confirmées, si bien que notre enseignement tâtonne, ce n’est pas soutenu ». Mais alors, qu’ont fait les « intellectuels Béninois » comme Mignanwandé, Magloire Cossou, etc, pourriez-vous interroger. A cela aussi il répond : « Il y a eu beaucoup de séminaires pour combattre les programmes mais qui n’ont jamais pu se prononcer vertement pour le faire. Les programmes étaient entre parents, ou des parents comme si on sort d’une famille. On n’attaque pas les enfants du grand parent. On les menace un peu ». L’esprit plongé un instant dans le passé, il raconte un cas qu’il a vécu. « J’étais à un séminaire où dans la journée, nous avons critiqué fortement les aspects du programme mais le soir à la synthèse, avec une grande personne qui avait été ministre dans ce pays, mais, c’était tout à fait autre chose qu’on écrivait ! On me dit Mignanwandé, toi laisse tes critiques-là !’’ », raconte-il. En tout état de cause, « quel que soit la qualité des programmes que vous avez, si vous n’avez pas les ressources humaines nécessaires pour bien les appliquer, cela ne marchera pas et c’est notre problème actuellement », soutient Magloire Cossou. Comme quoi, la deuxième partie de cette enquête s’attaquera à l’épineuse question enseignante, à certaines caricatures du système éducatif et va s’attaquer à un adage du panthéon langagier béninois.