Après les programmes d’ajustement structurels, les fermetures d’écoles normales, les crises économiques à répétition, les politiques publiques défaillantes, la crise généralisée de l’éducation a étendu ses tentacules dans le monde des enseignants. Aujourd’hui, une nouvelle génération d’enseignants est en train de prendre le relais de l’ancienne, avec ses heurs et malheurs. Dans ce dernier numéro du dossier thématique consacré aux enseignants, les professionnels de la craie donnent leur point de vue sur les réalités actuelles de leur métier.
«Entre temps, la fonction enseignante était celle qui était noble. L’enseignant était en quelque sorte l’éclaireur de la cité, celui-là qui était pris comme exemple. » Avec une pointe de nostalgie dans lavoix, Sylvère Adjahouto, enseignant d’Anglais et Aspirant au Métier d’Enseignant (AME) dans un établissement public rappelle avec ces mots cette période glorieuse des enseignants. Pour lui, aujourd’hui, « le système d’enseignement dans toute l’Afrique va decrescendo. L’école est aujourd’hui reléguée au dernier rang ». Enseignant les Sciences de la Vie et de la Terre (SVT), Mathias Dakpo rejoint les propos de son collègue: « L’enseignement était plus attractif, plus valorisant. Les plus jeunes prenaient pour guide les doyens ». Hélas ! se désolent-ils tous au regard de la réalité actuelle dans ce même métier. Mathias Dakpo, fait remarquer qu’aujourd’hui, « l’enseignant a perdu sa valeur dans la société. Ce métier est peu valorisé, les jeunes ne savent pas aller vers les anciens, les élèves en général, n’ont plus la tête à l’école. » Pour avoir choisi de faire carrière dans ce métier à cause de la carrure des enseignants qui l’avaient formé à l’époque et du respect qui leur était dû, Sylvère Adjahouto, sans regretter son choix, est néanmoins déçu du traitement qui leur est réservé : « Je suis rentré dans l’enseignement parce que j’ai vu certains de mes aînés enseignants qui par leur tenue, leur carrure m’ont impressionné, et c’est ça qui m’a donné l’envie d’être enseignant. Mais aujourd’hui, je ne conseille même pas à mes apprenants de devenir enseignants. » Et pour cause, « nos autorités nous ont dévalorisés auprès de la population. Lorsqu’une autorité, pas des moindres, va dire que les zemidjanmans produisent mieux que les enseignants ; lorsqu’après avoir étudié et fait le CAPES, avec au moins 10 années d’expérience dans la vacation, on se lève pour les appeler aspirants, cela décourage », a dénoncé Sylvère Adjahouto qui ajoute que ce sont des pratiques qui ne valorisent et ne rendent pas fiers les enseignants. Lesquelles pratiques ne sont pas sans conséquences sur l’ambiance qui règne entre les différentes catégories de ce corps de métier.
Discrimination entre collègues enseignants
Le corps d’enseignants comporte trois catégories différentes. Pour l’enseignant d’Anglais qui les cite ici, il y a « la catégorie des Fonctionnaires d’État (FE), celle des Agents Contractuels du Droit Public de l’État (ACDPE) et la toute dernière inscrite sur la liste, celle de ceux qu’on appelle abusivement les Aspirants au Métier d’Enseignants (AME) ». Cette catégorisation entraîne dans la plupart des établissements, la constitution de clans par catégorie, le conflit et le traitement dévalorisant de certains, notamment les AME. Ces trois catégories d’enseignants interviennent dans les mêmes classes mais ne subissent pas les mêmes traitements. « Le vivre-ensemble n’est pas la joie », a dit Sylvère Adjahouto pour planter le décor. Se référant à ce qui se fait dans certains établissements, il renseigne qu’au sein des enseignants dans certains collèges, la distinction est faite à telle enseigne que les ACDPE sont regroupés d’un côté, les FE d’un autre côté et les aspirants, la grande partie, sont eux aussi regroupés ensemble. « C’est une forme d’apartheid qui ne dit pas son nom puisqu’il y en a qui se considèrent plus enseignants que d’autres. Il y a certains qui, par méconnaissance, vont jusqu’à dire devant les apprenants qu’ils sont les plus gradés et sont reconnus par l’État avec un avenir assuré tandis que celui des AME est encore en ballottage », a-t-il conté. Cependant, il reconnaît que la vie est plus facile et radieuse avec d’autres de leurs collègues.
Autre discrimination citée par l’enseignant, les échéances pour le traitement salarial. « Les catégories des FE et ACDPE reçoivent leur salaire au plus tard le 20 du mois. Mais les AME peuvent attendre jusqu’au 30 ou plus, alors que nous avons commencé en même temps et nous intervenons dans la même classe », dénonce-t-il. De son côté, l’individualisme et le conflit de génération sont des points relevés aujourd’hui par l’enseignant des SVT, Mathias Dakpo au sein de la corporation à laquelle il appartient depuis des années. À en croire les remarques faites par cet enseignant, « les plus jeunes cherchent à s’imposer du fait de leur effectif écrasant dans le corps ».
L’absence de dévouement des enseignants désormais abonnés au service minimum devant une classe à effectif pléthorique, le traitement salarial de 9 mois sur 12 pour les AME avec l’obligation de 24 heures de cours par semaine ; le manque de mobiliers, d’infrastructures, d’outils didactiques dans certaines écoles ; les conditions de travail et de vie peu reluisantes ; le désintérêt des apprenants en majorité partisans du moindre effort ; le faible suivi des apprenants par les parents, sont autant de difficultés qui entravent le bon fonctionnement du corps enseignant et du système éducatif béninois.
Une crise des vocations
« Dans la jeune génération, je me demande si les gens ont la vocation d’enseigner. On ne vient pas à l’enseignement lorsqu’on n’en a pas la vocation. » C’est la principale préoccupation de Kossivi Attiklemey, professeur titulaire de didactique des disciplines à l’Université d’Abomey-Calavi. Rencontré à la sortie d’une cérémonie à l’UAC, l’enseignant à quelques pas de la retraite se plaint du manque de vocation et de volonté des jeunes enseignants. Ce sont, pour lui, deux conditions sine qua non avant d’intégrer le corps. À cela vient s’ajouter la formation au métier de l’enseignement. « Donc vous avez la vocation et la volonté, et on vous apprend à enseigner. On apprend à avoir le comportement pédagogique, on recherche la performance », laisse entendre l’enseignant chevronné de grande taille. À la fois membre du conseil d’administration et président du conseil d’éthique et de déontologie de l’UAC, c’est un observateur averti de la vie académique. Pour lui, la principale différence entre les enseignants de l’ancienne génération et ceux de la nouvelle génération c’est la vocation : « On n’y gagne pas grand-chose mais on est fier d’avoir enseigné d’autres. On est content de voir ses étudiants réussir. » Ainsi, il ne manque pas de fustiger l’attitude de ceux qui viennent à l’enseignement parce que les emplois sont devenus rares. « Ce n’est pas parce que j’ai le doctorat que je suis enseignant. Dans les Établissements Privés d’Enseignement Supérieur (EPES) tout le monde veut avoir une autorisation pour aller enseigner. Parfois quand vous voyez les gens enseigner, vous êtes découragés. Ils ne préparent pas le cours avant de venir », se désole le professeur Kossivi Attiklemey, vêtu d’une tenue locale. Cependant, il ne manque pas au passage de saluer les efforts du Centre de Pédagogie Universitaire et d’Assurance Qualité (CPUAQ) qui s’investit dans la formation des nouveaux enseignants recrutés pour servir dans les universités.
Le regard de la jeune génération
Loin de l’amphi Idriss Déby Itno, le Dr Max Fréjus Sanya sort des cours. Il fait partie des toutes premières promotions d’étudiants formés à l’Ecole Polytechnique d’Abomey-Calavi (EPAC). Aujourd’hui, il tient des étudiants de 3e, 4e et 5e année de Génie énergétique et Informatique et Telecom de l’EPAC. Il garde toujours à l’esprit ses séances de cours en tant qu’étudiant et l’ambiance qui régnait avec ses enseignants. « Nos enseignants étaient formidables et aussi très sévères, pour ceux que j’ai connus. Ils nous ont forgés le caractère dans l’esprit que, quand on vous prend, et qu’on vous met dans n’importe quel milieu, vous devez pouvoir vous adapter rapidement », raconte le docteur, les yeux remplis de nostalgie. C’est avec un léger sourire sur le visage qu’il les félicite pour leur avoir transmis le bagage en mathématique et physique tant en théorie qu’en application. Cependant, il ne manque pas aussi de souligner les moments douloureux. « Il y en a, quand ils venaient, ils me faisaient peur. Quand ils viennent dérouler leur cour, vous êtes tout ouïe. Il y en a d’autres, quand ils viennent, ils nous détendent et ils font passer leur message sans forcément dérouler un cours. C’est ce modèle que j’ai adopté. Ce sont eux qui ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui », reconnaît le désormais maître-assistant des universités du CAMES. Poursuivant ses explications, il ajoute avec son léger sourire : « Imaginez un enseignant qui vient semer la terreur en disant que vous êtes tous inintelligents, vous êtes tous nuls. Quand c’est comme ça, on ne veut plus de sa matière. Clairement, on ramasse de mauvaises notes. Quand il entend le moindre bruit quelque part, il réplique en même temps : sortez ! » Autre exemple, se rappelle le jeune enseignant, ce sont les enseignants qui déversent seulement le cours et ne cherchent même pas à savoir si les étudiants suivent. À la fin du cours, renchérit-il, il demande s’il y a des questions. Alors tout le monde lève la main et il n’en prend que deux. « Cela devait être le signe qu’on n’avait pas compris grand-chose. Il répond juste aux deux questions. À la séance prochaine, au lieu de demander s’il y a des questions par rapport à la précédente séance, il fait lui-même son résumé et il continue le cours », se désole le Dr Max Fréjus. Innovation dans le contenu du cours séance tenante, une conséquence de l’indisponibilité de support de cours, sont d’autres facettes sombres de certains enseignants de l’ancienne génération qu’il évoque.
« Aujourd’hui au moins, on a tous suivi une formation en pédagogie. On sait qu’il y a un contrat entre nous et les étudiants. On met le syllabus à disposition, des documents et des liens pour qu’ils puissent faire leur recherche aux heures du Travail Personnel de l’Etudiant (TPE). Ils savent déjà ce qu’il faut. On renforce juste ce qui ne va pas. Puisqu’ils aiment les films, nous en utilisons pour travailler », rassure le jeune docteur à propos de la nouvelle dynamique impulsée dans les universités ces dernières années. À ces jeunes collègues, le Dr Max Fréjus présente certains défis de l’enseignement supérieur aujourd’hui. Il s’agit avant tout de l’appropriation des outils numériques et de leur intégration dans les interactions pédagogiques. Ensuite, selon lui, il faut « arriver à s’adapter en fonction du public qu’on a. Cela demande de bien se préparer pour faire passer son message ». Le dernier élément, c’est d’avoir un esprit d’innovation afin d’avancer au rythme de la société et du monde.
Arnaud Agbohounka, SG du SYNIADEQ-Bénin à propos de la fonction enseignante
« On précarise l’emploi dans ce domaine en initiant le recrutement des gens sans vocation »
Le 5 octobre de chaque année est consacré à la Journée Mondiale des Enseignants (JME). Pour célébrer l’enseignant, nous avons réalisé une interview avec Arnaud Agbohounka, SG du Syndicat National des Instituteurs Acteurs de Développement pour une Éducation de Qualité au Bénin (SYNIADEQ-Bénin). Ce dernier a opiné sur l’état des lieux de la fonction enseignante. Lisez plutôt !
Educ’Action : Quel regard portez-vous sur la corporation aujourd’hui ?
Arnaud Agbohounka : L’enseignement est un métier qui semble être négligé par les gouvernants sinon comment comprendre que depuis 2016 à ce jour, il n’y a eu qu’un seul concours de recrutement ? On précarise l’emploi dans ce domaine en initiant le recrutement des gens sans vocation (bacheliers) qui créent des problèmes au système comme l’insoumission, les châtiments corporels exagérés. Ce beau métier devrait être la base du développement de toute nation mais cela semble ne pas être le cas au Bénin. On ne sent pas véritablement une politique de l’État pour la bonne gestion des ressources humaines par un accompagnement conséquent à travers la création de bonnes conditions de vie et de travail.
Pensez-vous que l’enseignant est mieux loti ?
Je ne pense pas. Aujourd’hui, la majorité des enseignants ne peuvent pas supporter le coût de la vie s’ils doivent croiser les bras et attendre le salaire. Ils sont obligés de mettre plusieurs cordes à leur arc. Ils courent tellement pour la subsistance qu’ils sont même fatigués en classe parfois. Or, l’État pouvait bel et bien nous offrir des conditions meilleures que celles que nous vivons aujourd’hui si l’école était véritablement leur préoccupation.
Qu’est-ce que vous souhaitez que l’État corrige ?
Nous souhaitons que l’État paye à bonne date les avancements et les rende vraiment automatiques en dotant les directions des ressources humaines des hommes et des moyens pour une jouissance rapide de nos indices réels. Il s’agit de payer les arriérés de salaire, de recruter en nombre les enseignants FE ou ACDPE au lieu de faire du saupoudrage par le recrutement des AME, de permettre aux ACDPE de passer les concours probatoires CAFCP/CAI, de revaloriser la fonction enseignante en révisant les statuts particuliers de l’enseignement, de créer des villages d’enseignants pour l’hébergement par département, d’ouvrir à nouveau les écoles normales d’instituteurs pour reprendre les formations, de créer des corps d’administrateurs scolaires pour prendre en compte les collègues titulaires des diplômes en sciences de l’éducation, intégrer la formation en informatique dans le programme du primaire et du secondaire, de doter chaque enseignant d’un ordinateur pour supprimer les fiches pédagogiques en version papier etc. la liste n’est pas exhaustive. Mais il suffit d’une bonne volonté politique et l’enseignant va redorer son blason pour que notre pays devienne à nouveau le quartier latin de l’Afrique.
La Rédaction