Après les raisons du désintérêt des apprenants pour les mathématiques évoquées dans l’acte I du dossier relatif à l’avenir de cette science au Bénin, les hommes de cette discipline se penchent sur ce que seront les maths dans quelques années dans cet acte II. Bien qu’il n’y ait aucune raison de s’inquiéter pour cette discipline, le système doit tout de même être repensé, les formations et les méthodes d’enseignement doivent être revues pour accrocher les apprenants.
Nous sommes le mardi 03 mai 2022. Le véhicule qui transporte l’équipe du journal Educ’Action arrive au grand Collège d’Enseignement Général (CEG) de Sèhouè situé en bordure de route dans le département de l’Atlantique. Les activités vont bon train. Les élèves reçoivent encore les derniers cours qui les conduisent dans la semaine retenue pour les ultimes devoirs de l’année. Pendant que les élèves des classes intermédiaires vaquent à diverses activités, les voix montent dans les salles de classe de ce bâtiment flambant neuf sur lequel on peut lire aisément Projet PAESB. Sur ce module de quatre salles de classe, seuls les élèves, candidats à l’examen du Baccalauréat, session de juin 2022, y sont installés. Au milieu du brouhaha qu’on entend le long du bâtiment, le calme et la concentration qui se dégagent de l’une des salles attirent plus l’attention. Ils sont au total sept apprenants, dont une fille, en présence d’un enseignant. Le nombre trop réduit de l’effectif de cette classe en dit long sur la série qui y est logée. Comme vous pouvez vous en douter, il s’agit évidemment de la série C, la seule d’ailleurs dans ce collège parmi les multiples autres séries. Etant en plein cours de mathématique, la concentration est totale chez les apprenants. Le directeur du collège le confirme. « C’est la classe de Terminale C. Au départ, ils étaient 12 au total. Mais aujourd’hui, il n’en reste que 7, les autres ayant démissionné », a relaté le directeur de ce lieu de savoir Justin Evariste Sèwa.
Une seule série C au milieu des nombreuses autres séries n’est pas l’apanage du CEG Sèhouè. La réalité est la même dans la plupart des établissements aussi bien publics que privés. Les classes de série C se font très rares dans les collèges tandis que celles des séries D sont nombreuses. Pendant ce temps, celles qui battent le record en termes de nombre de groupes et d’effectifs d’apprenants, ce sont les séries littéraires qui occupent une grande place dans les écoles et collèges. Ceci témoigne du désintérêt croissant des apprenants pour les séries dites scientifiques. Comme les cinq autres apprenants ayant démissionné de cette classe de série C au CEG Sèhouè, ils sont nombreux à s’orienter vers les séries littéraires dites « faciles » pour ne pas subir la rigueur des matières scientifiques, notamment les mathématiques. Les raisons d’une telle situation ont longuement été abordées par les hommes des mathématiques interviewés dans l’acte 1 de cet article.
Des enseignants non formés pour des curricula révolus
Le niveau très faible des apprenants en Français, des enseignants non formés pour la grande majorité, l’absence d’intrants pédagogiques, des curricula pour l’essentiel vieillis, reposant sur des méthodes d’enseignement peu innovantes, héritées d’un système suranné ou peu adapté à nos réalités.
Ces raisons qui expliquent le désamour de plus en plus observé dans le rang des apprenants pour les mathématiques dans nos écoles et collèges ne sont plus inconnues et sont légion, laissant un goût amer aux lèvres de certains élèves. C’est le cas de Fadilou, apprenant en classe de CM1 ainsi que de ses aînés Farouk Tanko, Sinelle Hountondj et Abdoulaye Mikouba, tous élèves dans les établissements secondaires. Ces derniers ont une perception selon laquelle les mathématiques sont difficiles et sa compréhension presqu’impossible. « Les mathématiques sont trop difficiles pour moi à l’école. Je ne comprends pas quand mon maître explique », a confessé le jeune apprenant de CM1. Comme lui, tous les autres apprenants dont les noms sont cités plus haut admettent la complexité des mathématiques. « Les maths sont compliquées, je les trouve très difficiles. Si les enseignants peuvent nous faciliter la tâche à travers des exercices qui rendent la compréhension possible, ça m’aiderait beaucoup. », se plaint aussi Abdoulaye Mikouba. La liste ne s’arrête pas à eux. Cette perception de matière difficile tire ses origines dans biens des pratiques.
Une perception négative source d’un profond blocage psychologique
Aux yeux des apprenants, les mathématiques ont pour réputation d’être la matière la plus difficile, la plus complexe parmi les matières inscrites au programme dans le système éducatif au Bénin. Pire, cette perception que les apprenants ont de cette matière, est partagée par la grande majorité des apprenants de par le monde. La Société Mathématique de France a d’ailleurs porté cette préoccupation au cœur des assises organisées en mars dernier, à l’occasion de ses cent cinquante ans d’existence, au regard du nombre insignifiant d’apprenants qui s’intéresse à cette discipline.
Si pour les apprenants, les maths sont difficiles, elles ne le sont quasiment pas pour les hommes des maths. L’inspecteur Eustache Zinzindohoué laisse entendre de façon laconique que pour lui « les mathématiques ne sont pas du tout difficiles ». Cependant, elles peuvent l’être, à son avis, si les modalités de formation utilisées pour façonner les esprits jeunes ne sont pas adaptées. « Est-ce que dans nos écoles maternelles, on apprend les mathématiques à nos enfants à travers les jeux ? Est-ce que les animateurs des écoles maternelles ont une formation de base en maths en vue de donner aux apprenants les aptitudes à faire la science depuis la maternelle ? Si notre système ne s’intéresse pas à former des animateurs d’écoles maternelles qui ont le bon profil et qui sont capables de démarrer avec l’enseignement des sciences fondées sur l’investigation à la maternelle, le problème va se poser au primaire et s’achèvera au collège », pronostique l’inspecteur. Épousant les propos de ce dernier, le professeur Mahouton Norbert Hounkonnou estime qu’au Bénin, cette complexité des maths peut tirer ses sources de plusieurs autres facteurs. Actuel président du Network of African Science Academies (NASAC), il pense que cela est dû « aux contenus peu illustratifs de l’environnement immédiat des apprenants qui laissent prévaloir le côté trop abstrait des mathématiques sur leur utilité et les potentiels domaines de leur application pourtant abondants dans notre vie quotidienne, les méthodes d’enseignement et d’évaluation caduques, la personnalité de l’enseignant, son approche des apprenants, l’écosystème d’ensemble, etc. ». Tout ceci, à en croire le président, finit par fabriquer une perception de matière difficile chez les apprenants.
En dépit de leur complexité reconnue, les mathématiques, selon les férus de cette discipline, jouent un rôle très important dans la vie de chacun.
Une discipline au cœur des activités humaines …
« Les mathématiques sont définies par certains mathématiciens comme le langage de la vie. On dirait simplement qu’aucun homme, qu’aucun être humain ne peut faire un pas sans les mathématiques », défie Eustache Zinzindohoué, inspecteur du second degré, option mathématiques et coordonnateur du Centre pour l’Éducation à la Science, en Afrique, en Méditerranée et en Europe (CESAME-Bénin). À travers des exemples terre à terre, l’homme des maths fait savoir que l’attitude, les faits et gestes de tout un chacun sont régis par les mathématiques. Autrement, que l’on soit matheux ou non, que l’on ait été confronté à des maths ou pas, tous les êtres humains font les mathématiques. Ces propos du doyen d’âge et en expérience, Stanislas Fanou les approuve totalement. Jeune enseignant certifié en mathématiques, ce dernier a tôt compris que chaque individu est confronté à cette discipline sans forcément le savoir, même la bonne dame du coin de la rue. « La simple vendeuse de bouillie a besoin des mathématiques parce qu’elle doit savoir la quantité de bouillie à préparer en une journée pour ne pas être confrontée à la mévente ou pour ne pas vite épuiser sa marchandise. Tout ça, ce sont des données mathématiques qui permettent de réaliser ces opérations. Les femmes du marché le savent cahin-caha. Les maths nous aident à gérer nos fonds de la vie, nos comptes bancaires, à faire nos gestions à la maison pour ne pas avoir de problème en famille », décrit l’enseignant certifié au CEG Sainte Rita pour signifier que personne ne peut ignorer cette science. Il ajoute que les mathématiques permettent le développement intellectuel de l’enfant de même qu’elles permettent à ceux qui s’y adonnent, d’avoir de la logique dans leur raisonnement, de savoir prendre des décisions adéquates à certains moments de leur vie. Montrant lui aussi l’importance de cette discipline sur la vie humaine et le développement de l’humanité, le professeur Mahouton Norbert Hounkonnou fait remarquer que l’enseignement des mathématiques est très important pour le développement intellectuel et socio-économique. « Les mathématiques sont le fondement des découvertes scientifiques, des inventions créatives, des innovations, etc. Il n’y a pas de matières dans les programmes scolaires autres que les mathématiques qui activent tant le cerveau des élèves. La résolution de problèmes mathématiques aide au développement des facultés mentales. Celles-ci sont, à leur tour, nécessaires pour résoudre des problèmes mathématiques », explique-t-il. L’homme à la barbe blanche, signe à la fois de sagesse et de vieillesse, développe sa pensée en faisant miroiter les biens fondés des maths. « Si vous posez un problème de mathématiques à un enfant, son cerveau se met en action pour le résoudre. Chaque problème en mathématiques met en relief une succession d’actions logiques, qui sont nécessaires au processus de construction, de créativité et de création. Les mathématiques aident l’enfant à développer toutes ses facultés mentales. Elles façonnent la rationalité chez l’humain, ce qui lui permet d’optimiser ses actions et activités, d’économiser du temps, de l’argent, de la parole, de la pensée, etc. Elles développent en lui la confiance en soi, la volonté, la patience, l’autonomie, l’esprit de découverte et d’invention, etc. », expose le président Hounkonnou. Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, il saisit l’occasion pour renseigner sur les débouchés possibles s’offrant aux matheux.
… Avec de multiples débouchés
Pour le professeur Mahouton Norbert Hounkonnou, si l’un des objectifs de l’éducation est d’aider les enfants à gagner leur vie et à les rendre autonomes, les mathématiques plus que toute autre matière y jouent un rôle de premier plan. « Elles aident à préparer les étudiants à des métiers techniques et autres où les mathématiques sont appliquées. C’est le cas des secteurs de l’ingénierie, de l’architecture, de la comptabilité, de la banque, des affaires, de l’agriculture, de la couture, de la menuiserie, de l’arpentage, du travail de bureau, etc. qui nécessitent la connaissance des mathématiques », précise-t-il, faisant ainsi la lumière sur les possibles débouchés pour les mathématiciens. « Mieux ! Vous pouvez exercer tous les métiers possibles de la vie même si vous êtes mathématicien », renchérit l’inspecteur Zinzindohoué. Pour illustrer ses propos, ce dernier rapporte ce qui suit : « J’informe par exemple que trois pays en Afrique à savoir le Mali, le Burkina-Faso et le Sénégal, au concours d’entrée dans les hautes écoles de magistrature et d’administration, ont réservé le tiers des places disponibles aux titulaires d’une maîtrise en maths ou en physiques. Le constat a été fait que les meilleurs, les majors à l’issue de cette compétition sont les mathématiciens ou les physiciens. C’est dire que les gens qui n’ont jamais fait le droit, on les admet à l’école de magistrature et au bout du compte, ils sont les meilleurs parce que ces gens, en termes de logique, ils sont présents et ce sont des gens qui ont appris à travailler avec continuité et constance », a témoigné le coordonnateur du CESAME-Bénin.
Nul doute que les mathématiques sont prépondérantes pour le développement de l’humanité. Mais alors, doit-on s’inquiéter pour l’avenir de cette discipline au vu de la triste réalité sur l’effectif réduit d’apprenants prêts à s’y intéresser ? La question n’a pas été occultée.
Un avenir radieux pour les maths si des dispositions sont prises
Non et non ! il n’y a aucune raison de s’inquiéter pour l’avenir des mathématiques. Du moins, c’est ce qu’affirment fortement les adeptes de la discipline. Pour le professeur Mahouton Norbert Hounkonnou, président du Network of African Science Academies (NASAC), se demander si les maths résisteront face au désamour de plus en plus prononcé des apprenants, c’est se demander si nous pouvons continuer à vivre sans nourriture. Sa réponse est nette : « Cette science s’impose d’elle-même et nous ne pouvons la contourner sans renier le développement. » De façon catégorique, les uns et les autres affirment que les mathématiques domineront toujours le monde et l’univers. Elles constituent le terreau où d’autres sciences, technologies et applications s’enracinent ou poussent. Pour engendrer de bons fruits et de bonnes récoltes, le sol a besoin d’être entretenu, soigné et enrichi. Les mathématiques peuvent être assimilées à ce sol. Car, les sciences d’avenir exigent des terres fertiles pour se développer. Elles ont besoin de nouvelles mathématiques. « L’avenir du monde en dépend. Les mathématiques sont faites pour accompagner le monde dans son développement. Elles survivront aux tempêtes, et aideront même à les conjurer », a attesté le professeur d’un ton serein. L’autre qui ne s’inquiète aucunement pour l’avenir de cette science, c’est l’inspecteur des mathématiques, Eustache Zinzindohoué. Néanmoins, il estime, tout comme son ami et collègue Hounkonnou, que des dispositions doivent être prises au Bénin pour pallier le désamour des apprenants.
Repenser tout le système autour des mathématiques
Les mathématiques, en tant qu’outils de la science et la technologie, sont omniprésentes dans notre vie et leur importance ne cesse de croître. D’où la nécessité d’une prise de conscience chez les décideurs publics et privés, pour accorder à cette discipline toute sa place. Pour ce faire, précise le professeur Hounkonnou, « il faut, d’une part, accepter l’idée que les mathématiques sont le socle du développement ; procéder à la formation massive et qualitative d’enseignants de mathématiques pour que celles-ci soient enseignées par des professionnels chevronnés. D’autre part, il est opportun de revisiter périodiquement les programmes, de les adapter aux besoins contemporains et de valoriser la fonction d’enseignants de sciences mathématiques (mathématiques et physique) par l’attribution de primes et indemnités spécifiques à cette catégorie d’enseignants pour les motiver davantage dans leur fonction. Cette mesure a fait ses preuves par le passé dans des pays comme la Côte d’Ivoire pour favoriser le développement des filières scientifiques ».
Une opinion que partage l’inspecteur Zinzindohoué, qui se rappelle bien de cet épisode en Côte d’Ivoire.« Tout à fait vrai ! La majorité des professeurs de maths et physiques en Côte d’Ivoire étaient des expatriés, des Béninois. Et le président Houphouët a pris comme décision d’instituer une prime de scientificité pour les enseignants en mathématiques et en physiques. Du coup, le secteur a attiré du monde et au bout d’une dizaine ou une quinzaine d’année, les Ivoiriens ont pris leur responsabilité », a-t-il relaté pour encourager les autorités gouvernementales à emboîter le pas à la Côte d’Ivoire.
Pour ces hommes, il n’est plus question d’enseigner les mathématiques au 21e siècle de la même façon qu’au 16e siècle. Il est urgent d’adopter les meilleures pratiques d’enseignement, de privilégier la formation continue des enseignants en mathématiques afin d’améliorer leurs connaissances et de favoriser le partage des meilleures pratiques d’enseignement, de doter les bibliothèques scolaires d’ouvrages adéquats en nombre suffisant et de mettre en place des mesures incitatives pour les apprenants de filières scientifiques (attribution de bourses ou de secours scolaire), etc.
S’agissant des enseignants, ils doivent revoir leur pratique en la matière afin de susciter l’envie et la curiosité chez leurs apprenants. Pour y arriver, « Ils doivent démythifier et démystifier les mathématiques par un changement de comportement, adopter des méthodes pédagogiques innovantes, valoriser la discipline par la mise en avant de son utilité dans toutes les activités humaines et de son rôle de moteur pour le développement, mobiliser, informer et sensibiliser les apprenants sur les atouts que confèrent les connaissances en mathématiques pour leur carrière future et le marché de l’emploi. Un mathématicien ne peut connaître durablement le chômage », conseillent les experts à leurs jeunes frères enseignants.
Tous les deux, inspecteur comme professeur d’université, insistent sur le fait que c’est tout le dispositif dans ses formes et contenus qui pose problème. Il faudra donc repenser le système, oser déconstruire l’existant pour construire un nouveau plus exaltant pour le développement.
Ces hommes ne sont pas restés en marge des actions pour trouver des solutions à cet épineux problème. À travers leurs centres spécialisés en sciences, ils ont pensé des solutions dans le but de changer la donne.
Un projet de formation de 1050 enseignants des maths comme solution
Beaucoup de choses sont faites, des réflexions et travaux ont été produits pour améliorer le visage que présentent les mathématiques aujourd’hui. Au nombre des solutions apportées et qui pourraient changer la donne, la formation de plus d’enseignants. La Commission Éducation et Éthique de l’Académie Nationale des Sciences, Arts et Lettres du Bénin (ANSALB) et la section Bénin du Centre international pour l’Enseignement des Sciences en Afrique, Europe et Méditerranée (CESAME-Bénin) se sont penchés sur ce volet du problème. Après de longues études assez approfondies menées sur le sujet par ces différents centres, est né un projet de formation de professeurs de mathématiques et d’informatique pour le Bénin. « La solution par exemple, c’est de former en cinq ans, mille cinquante enseignants de mathématiques. C’est un projet qui est totalement conçu avec tous les éléments du projet et pour sa mise en œuvre. Mais alors, il faut que les décideurs politiques acceptent que ce projet soit lancé, ce qui n’est pas encore le cas », conclut l’inspecteur Zinzindohoué.
Estelle DJIGRI