Aux grands maux les grands remèdes, dit l’adage. Le système éducatif du Bénin à l’instar de celui des autres pays du monde connaît une crise liée à la Covid-19. Au Bénin, les congés anticipés de Pâques, donc prolongés jusqu’au 10 mai 2020 retardent assurément les activités pédagogiques. Les acteurs de l’école semblent convenir d’une pédagogie qui peut relever le défi en cas de manque de temps dans l’exécution de la totalité de l’enseignement : c’est la pédagogie de l’essentiel. Votre journal Educ’Action à travers cette enquête fait la lumière sur les conditions d’usage de cette pédagogie dans le sous-ordre de l’enseignement secondaire et les probables conséquences de celle-ci sur le cursus scolaire des apprenants.
Nous sommes le vendredi 17 avril 2020 au Collège d’Enseignement Général de Houéyiho. En plein cœur de la ville de Cotonou, ce collège est vide. Pas de mouvements humains. A part les gazouillis d’oiseaux qui se mélangent aux bruits retentissants des moteurs de voitures et de motocyclettes, on peut entendre, au prix de l’effort, la conversation de certaines vendeuses de divers articles exposés non loin de cet établissement public. Il est un secret de polichinelle que les établissements publics comme privés sont fermés jusqu’au dimanche 10 mai 2020 afin de limiter les risques de la propagation de la Covid-19 dans le rang des acteurs de l’école. Une riposte qui n’est pas propre au Bénin et qui suscite déjà des craintes dans le rang des parents d’élèves. « Quand est-ce que nous serons épargnés de ce virus ? Est-ce que les enseignants prendront le temps qu’il faut pour travailler avec nos enfants ? C’est vrai que le calendrier scolaire est réaménagé à cause du coronavirus, mais je me demande si ces enseignants peuvent finir le programme avec cette rupture forcée. Est-ce qu’ils peuvent relever ce défi ? Est-ce qu’il y a une pédagogie qui est adaptée dans cette circonstance ? », s’interroge, inquiète dame Martine (prénom attribué) montrant ainsi toute son angoisse sur la couleur et le visage de cette année scolaire 2019-2020 secouée par la covid-19. Les acteurs de l’éducation, notamment les parents d’élèves, ne maîtrisant rien de la pédagogie, sont anxieux par rapport à la crise de l’éducation causée par cette pandémie. « C’est possible qu’on fasse recours à la pédagogie de l’essentiel. Je pense que l’on ne pourrait demander aux enseignants de mettre en œuvre cette pédagogie que s’il n’y a pas moyens de trouver du temps pour finir les programmes d’études. Nous ne sommes pas obligés de finir l’année scolaire en juillet tel que c’était prévu », a expliqué Rufin Arsène Dagba, inspecteur de l’enseignement secondaire à la retraite spécialité mathématiques pour montrer la possibilité d’un recours à cette pédagogie au cours de cette année scolaire. «Pas forcément ! », réfute l’inspecteur des lycées et collèges, Apollinaire Agbazahou tout en ajoutant qu’: « il n’y a pas encore péril en la demeure. Souvent après le congé de pâques, c’est la période des révisions générales et des dernières évaluations, encore que les différentes dates d’examens sont décalées et le départ pour les vacances repoussé. Néanmoins, la gestion judicieuse du temps restant peut contraindre à la pédagogie de l’essentiel mode micro, par endroits ». Suivant les recoupements des propos, il ressort que les enseignants peuvent faire recours à la pédagogie de l’essentiel en cette période de crise sanitaire. Un recours qui ne peut s’expliquer que par le retard dans l’exécution du programme d’études. Qu’est-ce qui peut donc conduire au retard dans l’achèvement des programmes d’études au cours d’une année scolaire pour que l’enseignant soit obligé de recourir à la pédagogie de l’essentiel ?
Des situations obligeant le recours à la pédagogie de l’essentiel …
Certains paramètres participent à la mise en application de la pédagogie de l’essentiel. Le système éducatif qui ploie sous le joug des grèves intempestives et fantaisistes à forte inclinaison politique conduit visiblement à l’usage de la pédagogie de l’essentiel. « C’est une pédagogie d’exception à laquelle on recourt pendant les périodes de crise extrême que sont la menace d’une année blanche, les calamités naturelles, les temps d’épidémie ou de pandémie, les aléas divers, etc. C’est donc une pédagogie buissonnière qu’on gère avec beaucoup d’intelligence, de professionnalisme et de philosophie pour éviter les casses », fait savoir, Apollinaire Agbazahou, ex directeur départemental de l’éducation du Mono-Couffo et de l’Atlantique-Littoral, renseignant ainsi sur les situations qui peuvent exiger la pratique de cette pédagogie. Pour l’enseignant de français, Harim Lassissi qui totalise 05 ans d’expérience dans l’enseignement au Secondaire, cette pédagogie est mise en œuvre en temps de débrayage ou de congés prolongés afin de vite rattraper le temps perdu. « L’enseignant privilégie l’enseignement des contenus qu’il juge ‘’essentiel’’ dans un programme d’études lorsqu’il est en retard dans l’exécution de ce programme. Ce retard peut dépendre de l’enseignant lui-même ou d’autres facteurs extérieurs comme des cas de maladies de l’enseignant, d’accouchement pour les enseignantes, de prise en main de la classe avec un retard, de répétition des jours fériés, d’inondations ou autres sinistres », dira, pour sa part, Toussaint Avocè, inspecteur de l’Enseignement Secondaire de la spécialité Physique-Chimie et Technologie en poste à la Direction de l’Inspection Pédagogique, de l’Innovation et de la Qualité (DIPIQ). Pour l’inspecteur Rufin Arsène Dagba, la pédagogie de l’essentiel est souhaitée quand l’enseignant se retrouve dans l’impossibilité de disposer de tout le temps prévu pour exécuter le programme attendu, mais qu’il est dans l’obligation d’exécuter. Quel est donc l’objectif poursuivi dans la mise en œuvre de cette pédagogie ?
De l’objectif poursuivi par la pédagogie de l’essentiel…
Rattraper non seulement le temps perdu mais aussi conduire les apprenants à avoir le profil de sortie prévu par le législateur pour leur niveau d’études. C’est l’objectif que poursuivent les enseignants et les corps d’encadrement en faisant usage de cette pédagogie. « C’est comme un arsenal de guerre pédagogique qu’on déploie en surfant aussi bien sur les stratégies d’enseignement-apprentissage-évaluation que sur les contenus des programmes d’études, sans oublier les quotas horaires en tenant compte du temps restant pour les évaluations sommatives et/ou certificatives de fin d’année scolaire », a développé Apollinaire Agbazahou, formateur et encadreur à l’Ecole de Formation des Personnels d’Encadrement de l’Education Nationale (EFPEEN) avant de marteler qu’il a pratiqué maintes fois cette pédagogie alors qu’il était enseignant. Contant son expérience au CEG Covè où il avait en charge la classe de 3ième, l’inspecteur Apollinaire Agbazahou confie que l’essentiel est d’assujettir les apprenants à des tâches scolaires domestiques intéressantes, pouvant faciliter le gain du temps de classe. Renseignant sur ce qu’il faut comprendre de cette pédagogie, son collègue Toussaint Avocè de la DIPIQ se veut clair et sans fioritures. « La pédagogie de l’essentiel, c’est l’action d’enseigner ce qui est essentiel à connaître par les apprenants dans un programme d’études », a-t-il laconiquement déclaré avant de souligner que dans la littérature des sciences de l’éducation et les pratiques pédagogiques formalisées, aucune pédagogie n’est nommée ‘‘la pédagogique de l’essentiel’’. Arborant le manteau d’enseignant de français, Harim Lassissi vient, pour sa part, donner plus de précision sur cette pédagogie en prenant exemple sur l’une des séquences déroulées en situation de classe. « Dans une classe de 5ième ou de 4ième, on étudie le texte descriptif. L’objectif principal serait de maîtriser la description, savoir mieux faire la description. Comme objectifs spécifiques, nous pouvons avoir l’étude des ressources linguistiques, la grammaire qui va parler des caractéristiques du texte descriptif que sont les adjectifs qualificatifs, l’imparfait comme le temps verbal dominant et le présent, les compléments du nom, les figures de styles. Ici, dans le cadre de la pédagogie de l’essentiel, l’enseignant fera abstraction des contenus notionnels qui accompagnent l’objectif principal. Il va survoler les caractéristiques et doit chercher les questions probables et possibles », a-t-il détaillé pêle-mêle, éclairant de façon pratique, cette pédagogie pour ce qui est de la discipline française. Néanmoins, cette pédagogie n’est pas sans conséquences sur le cursus scolaire de l’apprenant.
Des conséquences de cette pédagogie sur l’apprenant …
Souvent mise en étude dans des circonstances définies plus haut, la pédagogie de l’essentiel ne reste pas sans conséquences sur le cursus scolaire des apprenants. Si l’inspecteur Apollinaire Agbazahou ne trouve pas grand-chose en termes de préjudices, sinon la déperdition cognitive et la fatigue nerveuse dans la vie scolaire des apprenants, ce n’est pas le cas chez les autres inspecteurs approchés sur la question des conséquences. « L’enseignement de l’essentiel des programmes d’études a un effet néfaste sur le cursus scolaire de l’apprenant parce qu’il n’aurait pas eu le temps nécessaire pour comprendre, apprendre et assimiler les connaissances et techniques », a témoigné l’inspecteur Toussaint Avocè en poste à la DIPIQ. « La restriction du champ cognitif de l’apprenant, c’est-à-dire du domaine d’investigation de l’apprenant au cours de l’apprentissage ; la perte de confiance en ses capacités de recherche couplée à celles de communication et d’explication ; la difficulté à s’organiser pour répondre à une consigne ouverte et proposer des solutions adéquates ; la démotivation ; la mauvaise maîtrise des notions enseignées ; la non-ténacité dans la réalisation d’une tâche ; l’adoption de comportements atypiques », a déroulé, un à un, l’inspecteur Rufin Arsène Dagba mettant ainsi en exergue quelques désagréments issus de cette pédagogie sur la capacité intellectuelle de l’apprenant. Il poursuit qu’il en avait fait usage en début et en fin de carrière en sa qualité de professeur à cause de diverses sollicitations. Discipline en perpétuelle transformation, la pédagogie modifie et évolue sous le poids de l’histoire des sociétés et en fonction des connaissances des disciplines suivant des résultats.
De la nécessité de la qualité de l’enseignant aux résultats…
A la lumière des expériences contées çà et là par le collège des inspecteurs approchés sur la problématique de la pédagogie de l’essentiel, les résultats après usage dépendent bien de la qualité de l’enseignant que de l’enseignement. Du reste, les résultats découlent beaucoup plus de la qualité de l’essentiel rendu par l’enseignant avec minutie et dextérité. « Il est nécessaire d’avoir un algorithme de hiérarchisation pour une éducation qui commence d’abord par l’essentiel. Cette pédagogie demande donc au maître de passer en premier lieu par un discernement éclairé sur ce qui est important et ce qui est encore plus important », a précisé l’inspecteur Ruffin Dagba avant d’ajouter que les résultats ne sont pas souvent élogieux ni extraordinaires. Pour l’inspecteur Apollinaire Agbazahou également ex-président du Conseil d’Administration du Festival International de Théâtre du Bénin (FITHEB), le recours à cette pédagogie, au niveau macro, n’est pas le travail d’un débutant. Mais, précise-t-il, c’est une question plus sérieuse qui requiert une certaine expertise. Pour rappel, au cours de l’année scolaire 2013-2014, les activités pédagogiques ont été perturbées avec à la clef quatre (04) mois de grève. Le régime défunt, en son temps, n’avait pas voulu réaménager le calendrier scolaire ni révisé la date des examens nationaux. Une situation qui a obligé les enseignants sous la conduite des conseillers pédagogiques et inspecteurs à opter pour la pédagogie de l’essentiel. 47, 54% et 24% étaient respectivement les taux de réussite issus des examens du BEPC et BAC en 2014 contre 40, 17% et 32,35 en 2013.
Enock GUIDJIME