L’utilisation de la main gauche est perçue dans certaines traditions du Bénin comme une source de malheur pour la famille. Dès ses premières années de vie, on impose l’utilisation de la main droite à l’enfant gaucher. Seulement, presque personne ne s’intéresse aux conséquences de cette interdiction parentale sur l’enfant né avec une prédominance de l’usage de la main gauche. Educ’Action s’est rapproché des spécialistes pour en savoir davantage.
«Au départ quand j’ai commencé l’école, c’est avec la main gauche que j’écrivais. Les parents se disaient que comme tout enfant de mon âge, c’était pour un temps et que cela allait me passer. Mais j’ai toujours progressé avec cette main. Je mangeais, j’écrivais avec la main gauche. Pour les petits travaux de maison qui me sont confiés en son temps, vu mon jeune âge, la main gauche prédominait. Quand je dois lancer une pierre ou n’importe quel autre objet à quelqu’un, la cible visée est toujours touchée quand je le fais avec la main gauche. A un moment donné, on a commencé à me traiter de gaucher. C’est d’ailleurs devenu une insulte pour me définir. Quand je fais quelque chose de mal, on pouvait dire simplement ‘’Regardez-moi cette gauchère-là’’. Chaque fois que je décide de faire quelque chose, les parents me tapaient la main gauche avec des brindilles de balai pour m’empêcher de l’utiliser. Parfois même, on m’attachait la main gauche pour m’empêcher de l’utiliser. Je n’ai jamais compris pourquoi. On m’a dit plus tard que les filles qui utilisent la main gauche, finissent par précipiter le décès de leurs époux. Ce qui fait que même à la cuisine, ma maman m’observe constamment au cas où je ferai usage de la main gauche. Aujourd’hui, certes j’utilise la main droite, mais il y a certaines choses que je ne pourrai jamais faire avec cette main. Les parents ont fini par le comprendre et me laissent utiliser par moment la main gauche. Par exemple, je n’arrive pas à utiliser le couteau avec la main droite, je ne peux pas non plus lancer des choses avec cette main. Même aujourd’hui avec mon âge, je fais recours à ma main gauche si je suis pressée par le temps. Au boulot, mes collègues craignent ma main gauche parce qu’ils estiment que cela fait vachement mal quand je leur donne des coups en blaguant ». Tout comme dame Stella qui s’est ainsi confiée à Educ’Action, plusieurs personnes, par le passé, ont été aussi confrontées à ce refus parental de l’usage de la main gauche, sans vraiment comprendre les fondements.
Aujourd’hui encore en Afrique, en l’occurrence au Bénin, un pays fortement traditionnel, plusieurs enfants, à la maison comme à l’école, font encore usage de la main gauche en dépit des interdictions. Les raisons avancées dans les familles sont d’ordre culturel et religieux. Du côté des hommes de sciences, de telles interdictions relèvent de l’ignorance de certaines personnes traditionnalistes et conservatrices.
Au nom de la tradition
Vêtu d’une tenue traditionnelle « Dachiki » soigneusement brodée, Appolinaire Gbessè, la soixantaine, père de famille, déclare ne pas avoir connaissance des raisons profondes de l’interdiction de l’usage de la main gauche. « En notre temps, quand les parents nous disaient que telle chose est interdite, on n’est pas habileté à demander les raisons. Donc c’est ça et c’est tout», a-t-il expliqué pour faire la différence entre les enfants de son époque et ceux d’aujourd’hui qui sont très curieux. Cependant, il a entendu dire que l’usage de la main gauche est une mauvaise chose et est, par conséquent, interdit par la tradition béninoise. « La main gauche, ou tout ce qui est gauche, est assimilée à quelque chose de négatif. Vous verrez dans certaines familles, des rituels destinés aux enfants qui font usage de la main gauche. Pareil pour les jumeaux. Donc, ce sont des choses que nous avons entendues et qui se font», a-t-il souligné. Un autre père de famille, précisément le géniteur de Stella, dira tout comme son prédécesseur que « ce sont des choses qui ont été longtemps dites et semées dans les esprits comme des interdits dans la tradition. Sinon, dans la pratique, je n’ai jamais vu un gaucher apporter un quelconque malheur dans sa famille». Cette perception des gauchers, n’est pas uniquement connue de ces deux pères de familles.
Pour d’autres acteurs encore, mêmes les saintes écritures en parlent. « Les gauchers sont perçus comme des gens à l’envers. Souvent, nous avons une connotation négative du mot gauche, c’est-à-dire de la main gauche. On soutient que la main droite est la bonne main et que la main gauche est synonyme de malédiction. Même quand on se réfère à la Bible, on dit que les élus du Jugement dernier iront se placer à la droite du Père céleste, tandis que les Maudits iront vers la gauche. C’est donc dire que la droite, est la direction du paradis et la gauche est celle de l’enfer», a rapporté le psychologue clinicien Dominique Matché pour justifier la pratique.
Si l’usage de la main gauche n’est pas trop condamné chez les garçons, il est cependant inconcevable de voir une femme l’utiliser. Un jeune homme, la trentaine et caricaturiste de formation, en est d’ailleurs convaincu et soutient à haute voix que, « nos traditions disent que quand une femme utilise la main gauche, elle est susceptible de tuer son mari au foyer ». Contrairement à ceux qui pensent que l’interdiction de la main gauche émane de la tradition, Dossou Yélindo P. Houessou dira simplement que « malheureusement nous-mêmes, nous ne connaissons pas bien notre tradition». Pour le spécialiste des Sciences de l’éducation, « nos comportements dits traditionnels sont inféodés par des réalités occidentales qu’on nous impose. Le fait de taper les enfants qui écrivent avec la main gauche a commencé avec l’imposition de l’école dite moderne, à la fin des années 1800 et début 1900». Il ajoute : « Etant donné que les premières écoles étaient catholiques avec leur formalisation par les protestants, c’est dans ces écoles que les enseignants, les prêtres, tapaient. C’est ce refus de la main gauche à l’école qui a influencé nos traditions tout comme nos traditions ont été influencées par beaucoup de pratiques occidentale». Le spécialiste des Sciences de l’éducation précise, par ailleurs, qu’on « oublie souvent que c’est le contact avec l’Occident qui nous a imposé ces choses».
«Quand vous allez dans un restaurant aujourd’hui et pour rester coller à la mode occidentale, la fourchette est tenue dans la main gauche sans qu’on ne soit gaucher », a fait observer Appolinaire Gbessè. « Je crois que c’est pour se mettre plein les poches que nos anciens soutenaient ces propos. Si tu fais un enfant gaucher dans une famille qui n’admet pas cela, on te dira qu’il y a des sacrifices qui doivent être faits. Tu dois acheter un mouton ou un coq ainsi de suite. Cela leur permet de se faire de l’argent sur le dos des autres », a supposé le père de Stella. Cette dominance de la main gauche, vue comme une malédiction chez certains, est plutôt un atout selon la science.
Les explications du point de vue scientifique
Comparativement aux personnes dites droitières, le nombre de gauchers est très insignifiant. Dans une statistique présentée par le pédiatre périnatologue, El’Mourchid Bello, trois (03) personnes sur dix (10) sont gauchères. Ce n’est pas pour autant qu’elles doivent être considérées comme étant extraordinaires. Selon la science, tout se passe au niveau du cerveau.
« Tout est question de latéralité. La latéralité qui n’est rien d’autre qu’un héritage fonctionnel systématisé, droite ou gauche, dans l’utilisation de certains organes pairs comme par exemple la main, l’œil, le pied… Ce qui est important à savoir, c’est que ce phénomène de latéralité se traduit par une prévalence d’un élément sur son homologue, lors d’une conduite spontanée ou guidée. C’est donc une préférence dans l’utilisation d’une des parties symétriques du corps (main, œil, oreille, jambe) dans des tâches où seule cette partie est active. On peut le comprendre comme un état d’asymétrie fonctionnelle. Alors, ce phénomène de latéralité assure à l’enfant un référentiel corporel permanent et essentiel aux apprentissages scolaires. La latéralité conditionne la performance motrice en général et particulièrement la motricité manuelle chez l’enfant. C’est un phénomène essentiel dans le développement de l’enfant. Il influence l’idée que l’enfant a de lui-même, l’établissement de son schéma corporel et la perception de la symétrie de son corps. La latéralité contribue également à établir la structuration spatiale : en percevant l’axe de son corps, l’enfant perçoit aussi son environnement par rapport à sa position », a longuement exposé le psychologue clinicien Dominique Matché.
Pour faire plus simple, le pédiatre périnatologue El’Mourchid Bello va expliquer que : « le cerveau est divisé en deux parties, une partie gauche et une partie droite et il y a des croisements qui ont lieu à un moment donné. En général, tous les ordres qui sont donnés par le cerveau droit sont réalisés par le côté gauche du corps et tout ce qui est donné comme ordre au niveau du cerveau gauche est réalisé par le côté droit du corps. Donc, il y a des centres de commande de chaque mouvement au niveau du cerveau. Les parties qui commandent la mobilité de la main et du pied se trouvent au niveau gauche, donc pour cela on verra qu’il y a plus de droitiers que de gauchers. Mais chez certains d’entre nous, on a cette commande qui est au niveau droit et donc on aura des gauchers. Parfois c’est au milieu, on aura des gens qui sont à la fois gauchers et droitiers ».
Le même développement sera fait par Dossou Yélindo P. Houessou, qui pense fortement que les gauchers ont plus d’atouts que les droitiers. « On dit que les personnes qui écrivent de la main gauche ou qui font des choses du pied gauche sont souvent des personnes très intelligentes ou perçues comme telles. Tout simplement parce que, en fait, quand on écrit avec la main gauche, cela active beaucoup plus le côté droit du cerveau qui est le côté intuitif, le côté créatif. Forcément, cela donne un plus encore à la raison logique qui est gérée par le lobe gauche du cerveau. Comme le cerveau gauche est celui qu’on utilise le plus souvent dans le quotidien pour le langage, le raisonnement, les réactions habituelles et tout, donc les deux parties du cerveau sont suffisamment stimulées et cela donne un petit plus au gaucher. C’est ce qui donne l’impression qu’ils sont plus intelligents », a-t-il fait savoir. Tout en épousant les propos du professeur des Sciences de l’éducation, Dominique Matché dira lui aussi que ce qui distingue les droitiers des gauchers, c’est que « chez les gauchers, il y a plus de coopération entre les deux hémisphères du cerveau. On peut estimer alors que, pour des activités qui demandent plus de coopération des deux hémisphères, le gaucher va être meilleur que le droitier ».
Ces acteurs du monde scientifique renseignent au passage, qu’une personne peut être, soit gauchère de pied, de main ou même d’œil. De même qu’une personne peut avoir les trois à la fois. Face à ces différentes explications, on se demande si c’est opportun d’interdire l’usage de la main gauche aux enfants.
L’interdiction de la main gauche, un acte aux multiples conséquences
« Non, il n’est pas bon d’interdire l’usage de la main gauche à l’enfant ». Cette réponse est venue à la fois du pédiatre, du psychologue et de l’enseignant des Sciences de l’éducation. A tour de rôle, ils ont apporté des explications pour éclairer la lanterne des uns et des autres. « L’obligation pour un enfant gaucher d’écrire avec sa main droite, est une cause majeure de difficultés scolaires. Ces dernières sont principalement visibles au niveau graphique, verbal et comportemental. Ces difficultés sont dues au fait que l’enfant gaucher doit reconstruire son univers désorienté », a martelé le psychologue Dominique Matché avant de poursuivre : « lorsque l’usage de la main gauche est empêché chez un enfant, cela peut malheureusement hypothéquer tout le développement de ce dernier. Par exemple, cet enfant peut développer ce qu’on peut appeler la dyslexie (difficultés dans l’apprentissage de la lecture) ; la dysorthographie (difficulté dans l’écriture des mots) ; la dyscalculie (difficultés dans les calculs mathématiques) ; des problèmes caractériels liés aux insuccès scolaires ; des problèmes de reconnaissance gauche-droite ; des difficultés de discrimination visuelle ».
Pour sa part, le pédiatre El’Mourchid Bello soutient que l’interdiction de l’usage de la main gauche par les parents est une grosse bêtise. Et pour cause : « Un enfant à qui on interdit l’usage de la main gauche, aura une très mauvaise écriture et une lenteur à écrire. Conséquence, il sera pénalisé. Il va redoubler les classes et on va penser qu’il est cancre alors qu’il ne l’est pas, il n’utilise juste pas la bonne main. Aussi, y aura-t-il conflit chez l’enfant qui va aller contre son côté dominant ». Il précise, par ailleurs, que du point de vue physiologique, cela ne change rien au fonctionnement de l’enfant. Outre la mauvaise écriture, la frustration est l’autre conséquence soulevée par Dossou Yélindo P. Houessou. Ce qui pourrait conduire l’enfant, au bégaiement. Conscients des conséquences de cette pratique traditionnelle de l’interdiction de l’usage de la main gauche chez l’enfant, des appels sont lancés par ces hommes de sciences.
Laisser libre cours à l’expression de l’enfant
Laisser l’enfant exprimer son potentiel sans le refouler, est l’appel que lancent ces personnes ressources. « Gaucher ou droitier, il faut laisser les enfants s’exprimer. Ce sera d’une grande aide pour notre nation. Stratégiquement, avoir un enfant gaucher dans notre environnement est un avantage certain dans beaucoup de domaines, notamment dans le sport et la culture », conseille le Dr Bello. Pour cela, il invite les parents à laisser les enfants exprimer ce qu’ils veulent. « Si vous tendez un bol à un enfant d’un an ou de deux ans et qu’il le prend avec la main gauche, il faut éviter de le refouler ; s’il prend la craie ou le stylo pour écrire, il faut le laisser faire ; s’il tape le ballon avec son pied gauche, il faut le laisser faire », suggère-t-il aux parents.
Autres suggestions faites par le psychologue clinicien Dominique Matché, « il est important pour les parents de laisser de la place à l’enfant pour qu’il se libère et qu’il trouve les ressources en lui pour gagner de la liberté et décider de certaines choses. En dehors de cela, il faut consulter un spécialiste, un psychologue ». Pour le Prof. Dossou Yélindo P. Houessou, il n’est pas bon de réprimer les enfants qui ont une aisance spontanée d’écriture avec la main gauche.
Estelle DJIGRI