Scandale ! Je me suis fait interpeller aux feux tricolores. Avais-je grillé un feu rouge ? Ou pire encore ? Non. J’ai pilé au feu vert, imitant d’instinct un curieux motocycliste qui s’était tétanisé au niveau de ces feux. Ma première réaction fut de croire que j’avais mal prêté attention à la signalisation routière, et qu’il y avait un motif légal d’attente. Je remarquai que la circulation était fluide et que l’homme arrêté regardait au loin à sa gauche. Le décompteur des feux tricolores lui donnait pourtant un temps de passage confortable. Je compris en regardant dans la même direction, l’objet de son trouble. En effet, de l’autre côté de la voie, des policiers avaient déjà arrêté un nombre important d’indélicats. Ils avaient eu le toupet d’enfreindre les règles de la circulation. Alors, malgré le retrait des policiers qui n’intervenaient pas dans la régulation de la circulation, il se demandait s’il avait le droit de passer quelle que soit la couleur du feu ; lui qui sûrement en d’autres temps et d’autres lieux, se contentait de se frayer un chemin entre les véhicules et autres zem au mépris de toute règle.
Flairant la situation, je m’arrêtai derrière lui. Il ne me remarqua même pas. Il se demandait comment réagir non pas face à une loi somme toute assez vague pour lui, mais plutôt face aux sachants et exécutants tout puissant de la loi qui pouvaient décider à jamais de son sort. Ce qui devrait arriver, arriva. Les représentants de l’ordre s’approchèrent et nous interpellèrent car, comment comprendre que deux individus, sains de corps et d’esprit, avec la conscience tranquille pouvaient s’arrêter devant un feu dont la couleur autorisait l’honnête homme à passer ?
Nous nous retrouvâmes avec la horde de délinquants sociaux arrêtés. Les policiers, après quelques questions abruptes nous laissèrent mariner dans notre jus en attendant. Notre timoré conducteur s’approcha de moi comme cherchant une couverture. « On était dans le même bateau » pensait-il peut-être. Il fallait se serrer les coudes pour se préparer à plaider et surtout trouver les moyens de soudoyer les forces de l’ordre afin de sortir du piège. Il devait se dire : seuls, ceux qui ont le pouvoir connaissent et dictent la loi.
Mon calme lui donna confiance. Après quelques hésitations légitimes devant ma sérénité, il entreprit de se présenter. Il habitait quelque village périphérique, en banlieue de la grande cité. Ce menuisier venait fréquemment à la ville pour toutes sortes de petits commerces assez rentables. Il avait une peur bleue de toute autorité (chef de village, chef forestier, chef brigadier etc.) Tenez, même l’infirmier du centre de santé rural l’avait interpellé et menacé, lui reprochant de faire trop d’enfants lui qui n’avait que trois femmes et quelque douzaine d’enfants et demie. Et chaque fois, il devait s’arranger, donner de l’argent. Tenez, on l’avait presque emprisonné la dernière fois qu’il avait convenu avec son voisin du mariage avec sa fille ; une jeune vierge au demeurant respectueuse. Des responsables d’une association soi-disant de la promotion de la femme l’avaient vilipendé et traité de tous les noms d’animaux : vieux porc, bouc lubrique etc. Il avait de vastes champs et il fallait de la main d’œuvre quand même !
Lui soutenait à fond le gouvernement de son pays, ne demandant rien à personne. D’ailleurs, le politicien de la localité, lorsqu’il les réunissait, parlait familièrement du chef de l’Etat avec lequel dinait fréquemment cet homme admirable. Bref, lui minuscule et somme toute pacifique, il voulait le demeurer tout en acceptant sans aucune once de réticence l’autorité des uns et des autres. Il sortit de sa poche un billet froissé de 2000f CFA qu’il voulut me glisser et demanda si cela suffisait à plaider notre cause.
J’étais si captivé par le récit du pauvre hère qui n’avait rien compris aux principes de l’égalité et de la légalité et qui semblait une contradiction flagrante de la déclaration des droits de l’homme. Pour lui, en réalité il y a les forts c’est-à-dire les autorités et les faibles. La loi est pour les premiers. Je me demandais alors si un développement sinon un bien-être voire un vivre ensemble est possible avec une société aussi fractionnée et des gens qui ne vivent pas ensemble mais côte à côte. A quoi servent ces innombrables règles si elles ne sont pas intériorisées par la masse ? Ces individus ordinaires se maintiennent-ils ou les maintient-on dans la simple admiration des uniformes, des vestes et autres soutanes au lieu de les instruire même dans leurs langues ? L’éducation que nous prônons ne devrait se faire ni seulement en français ni seulement dans les quatre murs des salles de classe !
Les policiers débordés nous jetèrent un dernier regard ne sachant que faire d’un farfelu et de son interlocuteur soigné et serein. Alors d’un vague geste, ils nous renvoyèrent qui à ses errements, qui à ses doutes et interrogations.
Maoudi Comlanvi JOHNSON, Planificateur de l’Education, Sociologue, Philosophe