Il fait partie aujourd’hui des voix expertes de l’éducation en Afrique. Passionné de chiffres et de ce qu’ils dissimulent, il décode depuis vingt-cinq ans les statistiques de l’éducation pour donner vie aux politiques éducatives. Après son brillant passage au ministère de l’éducation du Togo au début des années 2000, il a atterri à la Banque Mondiale à Washington avant de rejoindre l’UNESCO à Dakar où, quelques années plus tard, il prend la tête du bureau Afrique de l’Institut International de Planification de l’Education (IIPE-UNESCO), basé précisément dans la capitale sénégalaise. De passage à Cotonou, Koffi Segniagbéto fait, avec Educ’Action, le point sur l’état de l’éducation en Afrique. Pêle-mêle, il aborde les principaux défis actuels avant d’ouvrir les perspectives, notamment sur la soutenabilité des politiques d’éducation et de formation sur le continent. Entretien !
Educ’Action : Pouvez-vous présenter sommairement l’IIPE-UNESCO Dakar à nos lecteurs ?
Koffi Segniagbeto : Permettez-moi d’abord de vous parler de l’IIPE. L’Institut International de Planification de l’Education est un institut spécialisé de l’UNESCO, créé en 1963 et basé à Paris. Il a pour mission de renforcer les capacités des Etats membres de l’UNESCO à planifier et à gérer leurs systèmes éducatifs. Cette mission se fait de trois façons. D’abord, l’Institutfait de l’assistance technique directe aux pays qui lui en font la demande. Ensuite, l’Institut produit des outils méthodologiques, des guides, des cours, des brochures, etc., sur des aspects spécifiques de la planification et de la gestion de l’éducation ; et il met gratuitement ces outils à la disposition des cadres nationaux qui sont en charge de gérer leurs systèmes. Enfin, l’Institut forme les cadres des ministères et des institutions en charge de la gestion des systèmes éducatifs, et pour cela, dispose de plusieurs programmes de formation.
L’IIPE-UNESCO Dakar, connu naguère dans le petit milieu des spécialistes de l’éducation en Afrique sous l’appellation du Pôle de Dakar, est né en septembre 2001 de la volonté des gouvernements et surtout de la communauté internationale de rendre les plans et politiques d’éducation et de formation plus crédibles. C’était au lendemain de la conférence mondiale sur l’Education Pour Tous à Dakar, et il était question de mettre davantage de rationalité, de cohérence, de soutenabilité dans les politiques et plans de développement de l’éducation. En 2013, le Pôle de Dakar est devenu une partie intégrante de l’IIPE-UNESCO et devient le bureau pour l’Afrique de l’Institution parisienne qui, il faut le souligner, dispose d’un autre bureau à Buenos-Aires, en Argentine, pour couvrir les besoins d’appui aux pays d’Amérique latine et des Caraïbes.
L’IIPE-UNESCO Dakar a été sollicité par le Bénin pour l’assister dans sa volonté d’étendre l’enseignement de base jusqu’en classe de Terminale. Pour le technicien de l’éducation que vous êtes, est-ce que cette décision est réaliste ?
La mission que nous effectuons actuellement sur Cotonou entre dans le cadre de l’assistance technique directe que l’Institut apporte aux pays. Il se trouve que le gouvernement du Bénin a fait appel à l’IIPE pour l’aider à réfléchir sur cette décision prise par les plus hautes autorités, à savoir l’expansion de l’enseignement de base jusqu’en classe de Terminale, tout en mettant l’accent, d’un côté, sur l’enseignement des sciences et, d’un autre côté, sur l’Enseignement et la Formation Techniques et Professionnels (EFTP). Il était question, pour le ministère du Plan et les ministères en charge de l’Education, de savoir combien cela coûterait et quelles seraient les options possibles pour y arriver de façon soutenable, tout en sachant que la soutenabilité ici comporte trois aspects : financier, technique et social. Les questions qui se posent alors sont celles-ci : cette mesure ne sera-t-elle pas un peu trop violente à supporter pour les finances publiques et, par ricochet, pour les populations béninoises ? Est-ce que le pays a les capacités à produire en quantité et en temps voulu le nombre d’inputs (enseignants et infrastructures) nécessaires ? Tout ceci fait partie d’un certain nombre de réflexions, d’études et de discussions avec les autorités béninoises qui ont été au cœur de la mission de cette semaine.
Que doit-on retenir concrètement de cette volonté du Bénin ?
En matière de développement, notamment de développement de l’éducation, il est légitime d’avoir des ambitions. Et à partir du moment où on s’en donne les moyens, ces ambitions deviennent une possibilité. Déjà, il faut remarquer que le fait de vouloir étendre l’enseignement de base jusqu’en classe de Terminale est une importante décision et c’est très honorable. Maintenant, il faut voir dans quelles mesures, dans quelles conditions et à quel horizon cela est possible. Il s’agit pour nous, d’aider le gouvernement à envisager plusieurs scénarios pour y arriver, de peser le pour et le contre de chacun de ces scénarios et, in fine, en retenir celui qui est le plus soutenable, crédible, consensuel. Disons que le scénario final n’a pas encore été adopté, il est en cours de construction. Une fois terminé, nous allons donner les implications de ce scénario sur le financement, les efforts de construction, les efforts de recrutement de personnel. Nous allons mettre tout ceci sur la table du gouvernement qui, au final, va trancher en toute lucidité.
En Afrique, quel est le pays qui a déjà porté l’éducation de base jusqu’en Terminale ?
Il faut rappeler que la décision de l’autorité béninoise est une décision assez audacieuse. Sur le continent, très peu de pays jusqu’ici ont eu cette audace. La tendance aujourd’hui dans la sous-région et en Afrique en général, c’est d’étendre la scolarisation, l’éducation de base en classe de 3e parce qu’il est établi qu’après dix années de scolarité complète, on a la rétention complète de l’alphabétisation. De ce point de vue, tous les citoyens doivent savoir lire, écrire et compter pour participer à la vie sociale, au développement de façon générale de son pays. C’est donc un droit que le gouvernement et la communauté internationale ont l’obligation de fournir à chaque citoyen. C’est pour ça que la plupart des pays africains sont engagés maintenant à ce que les citoyens arrivent jusqu’en classe de 3e.
Avons-nous un modèle typiquement africain déjà dans ce sens aujourd’hui ?
Pour ne rien cacher, aucun pays africain n’est arrivé en ce moment précis à avoir la scolarisation universelle jusqu’en classe de Terminale. En réalité, même au sein des pays dits développés, certains sont toujours dans le processus même si, il faut le reconnaitre, ils sont très avancés en comparaison avec nos pays en Afrique et particulièrement en Afrique de l’Ouest. C’est encore un défi qu’il faut surmonter mais, vous le savez bien, les défis sont faits pour être relevés et il n’y a que les humains pour le faire. Il serait donc contre productif de s’enfermer dans l’attitude consistant à s’interdire cette ambition parce que personne ne l’a encore fait en Afrique. Nous devrions en revanche mesurer ce que cela représente pour notre économie, pour notre système éducatif, pour nos citoyens, et proposer des stratégies pour y arriver.
Parlant du développement des systèmes éducatifs africains, quel est l’état des lieux aujourd’hui ?
Si vous interrogez un africain lambda sur ce qui s’est passé de majeur en Afrique au cours des 60 ou 70 dernières années, beaucoup vous diront qu’il s’agit de l’indépendance des pays du continent, et il faut le reconnaitre, c’est un fait d’importance capitale. Cela dit, de mon point de vue, le fait majeur de ces dernières décennies en Afrique, c’est bien la révolution de l’éducation. Il y a eu un progrès formidable en matière d’éducation et de formation qui a permis à un nombre important de citoyens africains de réfléchir par eux-mêmes et de s’ouvrir au monde. Il reste, bien sûr, du chemin à faire, notamment en qualité des apprentissages. Mais soyons lucide pour reconnaître qu’il y a eu de l’amélioration en matière d’accès à l’école. Il y a soixante ans, très peu d’africains allaient à l’école, on les y forçait même. Mais maintenant, les deux tiers des enfants d’âge de fin de cycle primaire sont en fin de cycle primaire. Il s’agit là d’un progrès significatif, notamment dans la perspective de l’histoire car, il a fallu des décennies pour obtenir les niveaux élevés d’éducation observés dans certains pays. Nous l’oublions souvent, hélas, pensant que l’Afrique ne fait pas de progrès. Je suis de ceux qui pensent, chiffres à l’appui, qu’en matière d’accès à l’école, il y a eu un progrès incomparable en Afrique. Maintenant, c’est vrai, il y a des défis importants en matière d’apprentissage. Mais, une chose à la fois : nous avons mis beaucoup d’énergie à envoyer les enfants à l’école. Maintenant, le défi est de s’assurer que les enfants, une fois dans la classe, apprennent les cours et acquièrent des compétences nécessaires pour être plus tard des citoyens à même de prendre en charge leurs familles et participer au développement économique de leurs pays. C’est bien cela le défi auquel l’Afrique est confrontée en ce moment. Faire en sorte que l’accès ne soit pas le seul acquis, mais qu’il y ait également la qualité des apprentissages et de la compétence technique et professionnelle nécessaires pour permettre aux jeunes d’entrer sur le marché du travail.
Parlant des plans sectoriels, aujourd’hui quel est votre regard sur le contenu de ces plans, leur durée, leur capacité à répondre à ces défis que vous avez tantôt identifiés ?
Tous les spécialistes de l’éducation vous le diront, il y a eu ces dernières années des progrès indéniables dans la qualité des plans sectoriels et dans l’inclusivité de leur processus d’élaboration. Il s’agit d’une idée simple : pour aller d’un point (ou d’une situation) A donné à un point (ou une situation) B voulu, il faut définir une stratégie, il faut définir un plan. Pendant les 30, 40 dernières années effectivement, les pays africains ont mis en place des plans sectoriels d’éducation dans le but de permettre à tous leurs citoyens de jouir d’un de leurs droits les plus fondamentaux. La difficulté, il est vrai, réside dans la mise en œuvre de ce plan. L’existence d’un institut tel que l’IIPE-UNESCO témoigne de la volonté de la communauté internationale d’être aux côtés des pays pour, non seulement définir les plans sectoriels, mais également les aider à les mettre en œuvre. Bien sûr, nous ne serons pas dans les cabinets ministériels pour signer les décrets ou les arrêtés de mise en œuvre des plans sectoriels, mais nous aiderons les pays par la mise à disposition d’outils, des appuis-conseils permettant de mieux arrimer leurs outils de mise en œuvre sur les stratégies des plans sectoriels. C’est ça en fait notre objectif maintenant, rendre les plans sectoriels plus efficaces, pour faire en sorte que les objectifs puissent être atteints. De ce point de vue, il est utile de savoir que les plans sectoriels souvent décennaux ne sont pas figés, ils sont très dynamiques pour mieux s’aligner sur la politique du gouvernement, surtout si celle-ci évolue.
Comment envisagez-vous l’avenir de l’éducation en Afrique ?
Nous sommes souvent assez impatients de voir les progrès arriver, mais en matière de développement, les progrès sont souvent subtils et échappent au calendrier de l’humain pressé. Quoi qu’il en soit, je pense que l’Afrique est condamnée à une éducation de meilleure qualité dans les années à venir. Ce qui est important, c’est ce qu’il faut pour y arriver, à savoir un travail de tous les jours et de tous les citoyens. Ce n’est pas une affaire des partenaires, même si je sais que leur apport est important et restera important. C’est surtout l’affaire des pouvoirs publics (c’est-à-dire les gouvernements et les institutions publiques), sans oublier les familles qui vont y mettre les leurs. Il faut que nous arrivions à nous autonomiser, à financer notre éducation (nos services sociaux de façon générale) par nous-mêmes, avec nos propres moyens et à bien gérer ces moyens. Car, si nous voulons avoir une école de qualité dans notre quartier, il faudra d’une manière ou d’une autre que nous y participions. Et comment le faire ? C’est de participer à la vie économique de son pays à travers, par exemple, payer ses impôts et s’assurer que la commune ou l’Etat a des moyens pour financer l’école, et gère bien ces moyens. C’est le minimum pour aller au développement. Pour l’éducation en Afrique, je vois donc un avenir très brillant, à condition cependant que les citoyens africains s’organisent et prennent en charge eux-mêmes le devenir de leur éducation parce qu’on ne va quand même pas toujours attendre que les salles de classes soient construites quasi exclusivement, comme c’est le cas aujourd’hui, par les partenaires extérieurs. Il faudrait que nous-mêmes prenions en charge ces choses, parce que c’est bien de notre avenir qu’il est question.
Propos recueillis par Ulrich Vital AHOTONDJI