Docteur en sociologie de l’université de Strasbourg, Raoul Taofick Fousséni vient de publier chez l’Harmattan « Les inégalités écologiques à l’aune du Choléra », un essai sociologique qui montre comment une pathologie comme le choléra peut traduire les inégalités sociales face aux nuisances environnementales. Organisé en trois parties et neuf chapitres, le livre de 370 pages se laisse lire.
Educ’Action : Votre livre est intitulé « Les inégalités écologiques à l’aune du Choléra » ! Que faut-il comprendre par inégalités écologiques ?
Dr Raoul Taofick Fousséni : Je vous remercie pour m’avoir offert l’occasion d’échanger un peu autour de mon livre qui vient de paraître. Le concept d’inégalités écologiques est un concept qui a émergé un peu dans le contexte étatsunien. Il faut savoir que dans la littérature sociologique, on s’intéresse beaucoup à ce qu’on appelle les inégalités sociales. J’ai voulu montrer que ces inégalités sociales qu’on a toujours étudiées sous le couvert des indicateurs socio-économiques comme le revenu, le niveau intellectuel, le niveau d’instruction, peuvent être liées à l’environnement, c’est-à-dire que les groupes sociaux en fonction de tous les profils qu’on connaissait peuvent aussi être exposés différemment à des risques environnementaux. C’est pour cela que j’ai conceptualisé ces inégalités sociales face à l’environnement, en termes d’inégalités écologiques. J’ai voulu montrer que sur le continent africain, avec l’exemple de Cotonou, on peut avoir aussi une forme d’inégalité face à l’environnement que j’ai plutôt appelé inégalité écologique puisque nous ne sommes pas dans un contexte de minorité raciale comme aux Etats-Unis. Ici, nous vivons plutôt une situation de différence de niveaux sociaux-économiques qui se traduisent aussi au niveau environnemental.
Quelles sont les motivations personnelles qui vous ont conduit à vous pencher sur cette question ?
Derrière toute recherche, il y a toujours, je pense, une part du chercheur. Avant de poursuivre mes études doctorales, j’avais été animateur dans une ONG à Cotonou. Nous avions travaillé dans les quartiers de la berge lagunaire. Lorsque j’entends le discours médiatique sur le choléra, qui vise essentiellement à culpabiliser les populations locales en incriminant le comportement individuel, je suis dérangé. J’ai voulu alors montrer qu’au fond, le choléra est un fait social total, c’est-à-dire qu’il dépasse le cadre individuel. Il y a une dimension collective qui trouve son ancrage dans les caractéristiques environnementales.
Vous avez structuré votre réflexion en trois parties et neuf chapitres. Dans la première partie, vous jetez le regard du chercheur sur les inégalités écologiques à travers le prisme du choléra. Quelle est la pertinence de cette démarche ?
C’est assez important de partir de cette problématique. L’idée de départ, c’est de se poser une question simple : pourquoi une maladie comme le choléra, qui a marqué la plupart des pays industrialisés tout au long du XVIIIème siècle, avec par exemple plus de cent mille morts en France dans les années 1832-1849. Donc, lorsqu’on parle du choléra aujourd’hui, on ne doit pas voir que les pays africains. J’ai voulu montrer que dans le contexte africain, cette maladie reflète, en fait, le fonctionnement socio-économique et politique de nos Etats. Vu que c’est une maladie qui permet d’appréhender la complexité de la vie sociale, elle se révèle pour moi très pertinente pour montrer que les inégalités sociales face à l’environnement sont une construction sociale, c’est-à-dire que ce n’est pas un phénomène naturel. Les gens ne naissent pas avec le choléra, c’est la société, les conditions sociales dans lesquelles ces personnes vivent qui produisent ce résultat. Le choléra permet de montrer que les inégalités face à l’environnement sont les résultats des actions et des inactions des pouvoirs publics, des pratiques sociales, de la manière dont on se présente la société et nos comportements individuels.
Dans la deuxième partie de ce document vous analysez le rôle des conditions socio-économiques dans la production et l’exposition aux risques sanitaires d’origine environnementale. Est-ce que vous liez la pauvreté et les conditions socioéconomiques à la pandémie du choléra en Afrique ?
Le raisonnement dans ce livre permet de partir d’abord de ce que j’ai appelé la dimension géographique de la maladie. J’ai fait une cartographie de la maladie et je me suis rendu compte, comme on vient de le dire, qu’il y a une différence entre les pays occidentaux et les pays africains. J’ai fait cette même démarche à l’intérieur de l’ensemble des pays africains, notamment en Afrique subsaharienne et même à l’intérieur de la vile de Cotonou en partant d’abord du cadre national où j’ai montré une différence entre la partie méridionale donc le sud et le nord. La partie méridionale étant la plus touchée. J’ai essayé de montrer le rôle du facteur géographique, du facteur environnemental et physique. Mais je vais plus loin pour dire que le rôle de l’environnement physique est limité dans ce processus. Il faut savoir que les comportements individuels sont les résultats de l’environnement socio-économique et physique. L’individu agit en fonction de son cadre de vie. Si vous vivez dans un environnement insalubre, vous avez un rapport à la propreté qui accorde une place mineure à la santé environnementale. Vous avez des populations dans ces quartiers qui introduisent ce que j’appelle une césure entre l’espace domestique et l’espace public, c’est-à-dire que pour elles, le plus important c’est de maintenir l’espace privé propre mais on peut balayer, ramasser les déchets et les jeter à côté de la porte parce que l’espace public appartient à tous et donc à personne. On a réussi à montrer dans la littérature sociologique que les classes populaires ont un rapport très limité à la propreté. Il y a même des sociologues qui disaient que les classes populaires s’accommodent mieux à la puanteur. Donc, le rapport à l’environnement est aussi déterminé par le niveau socioéconomique.
Dans la 3ème partie du document, vous vous adressez aux politiques publiques. Est-ce que l’Afrique serait le réceptacle des lois internationales sur l’environnement ? Est-ce que nous manquons d’adaptation, d’arrimage des politiques internationales de l’environnement à notre cadre socio-économique ?
En montrant d’une part les limites des facteurs géographiques, j’ai pu ouvrir la voie à l’intervention des facteurs socio-économiques. Mais à y voir de plus près, les pratiques des habitants qui sont à l’origine du choléra sont favorisées par les défaillances dans les politiques publiques. D’abord, ce sont des quartiers qui ne sont pas urbanisés, les populations s’installent sur des espaces non-constructibles. Si vous évaluez bien, ces 20 dernières années, la lagune de Cotonou a perdu plus d’un km de sa superficie, parce que les populations, notamment les pêcheurs qui se retrouvent mieux dans leurs activités au bord des plans d’eau, comblent une partie de la lagune avec des déchets pour fabriquer des espaces habitables. Donc, j’ai montré que si le choléra sévit, si le choléra est lié à l’environnement, si le choléra est lié aux facteurs socio-économiques, c’est parce qu’il y a un contexte politique qui favorise tout cela. Pourquoi alors cette défaillance des pouvoirs publics ? Parce que les politiques environnementales au Bénin s’inspirent énormément des conventions internationales. D’abord les différents textes sur l’environnement qui ont été élaborés au Bénin l’ont été suite à des rencontres internationales. La première rencontre, c’est la rencontre de Stockholm en 1972, suite à laquelle le gouvernement militaire avait élaboré ce qu’on appelle le Code d’hygiène. Ce Code a été suivi de la loi-cadre sur l’environnement avec un certain nombre de textes, d’institutions comme la journée de l’arbre, etc. Donc à chaque fois que le Benin adhère à une recommandation internationale, il élabore justement un arsenal juridique sauf que malheureusement, ces documents législatifs ne s’arriment pas au contexte local. Je prends un exemple simple, le Code d’hygiène public a été adopté au Bénin en 1987 et interdit l’installation des dépotoirs à proximité des domiciles. Vous vous imaginez lors de mes recherches dans le quartier Kpankpan, le dépotoir qu’on a appelé le point de regroupement a été installé par la municipalité à proximité des habitations. Cela veut dire que les institutions publiques elles-mêmes enfreignent les dispositions législatives prévues, parce qu’on a un contexte social qui n’a pas été pris en compte dans l’élaboration de ce document.
Quelle aurait pu être la démarche des pouvoirs publics selon le regard du sociologue que vous êtes ?
Il faut d’abord partir de la représentation du déchet pour les populations. Alors le déchet, c’est un objet qui est sale et la plupart des populations défavorisées, qui ont un niveau d’instruction peu élevé estiment qu’elles ne peuvent pas payer pour enlever quelque chose qui est sale. Donc, il y a une représentation du déchet qui n’a pas été prise en compte par les pouvoirs publics. Il y a aussi un exemple au Sénégal où dans le cadre d’un programme gouvernemental, des poubelles neuves ont été distribuées aux populations pour qu’elles y mettent de déchets, mais elles y mettent des habits parce qu’elles estiment qu’on ne peut pas mettre du sale dans du propre. Toute action publique devrait reposer sur ces représentations. Les clivages politiques entre l’Etat central et la municipalité de Cotonou comme dans la plupart des capitales africaines, ont conduit les pouvoirs publics à limiter la subvention de la collecte des déchets et, du coup, les municipalités se retrouvent sans financement pour collecter les déchets.
On peut donc conclure à une difficile émergence d’une politique de santé environnementale dans les villes africaines ?
Tout à fait ! Cette difficile émergence de la santé environnementale est d’abord liée au niveau socio-économique des populations. Ensuite, les populations n’ont pas toujours un revenu stable pour pouvoir payer un abonnement régulier. Les ONGs qui sont chargées de pré-collecter les déchets n’ont pas d’équipements puisque les ONGs à priori, sont des associations à but non lucratif, elles n’ont pas vocation à faire du profit. Alors si elles n’ont pas de profit, comment peuvent-elles investir en matériels de travail pour collecter les déchets ? Dans le même sens, vous avez des ONGs qui utilisent des éboueurs qui travaillent dans des conditions extrêmement difficiles, exécrables et donc qui ne respectent pas le schéma de la collecte des déchets.
Est-ce qu’il y a du mieux aujourd’hui, de votre retour de France, lorsque vous regardez la berge lagunaire de Cotonou qui est visiblement dégagée ?
C’est assez intéressant et c’est pour cela justement que j’ai effectué cette mission dans mon projet de recherche. J’ai montré quand même que du fait qu’il y a eu un changement dans la gouvernance depuis 2016, c’est quand même intéressant de voir comment l’action publique a évolué. Effectivement, lorsque j’ai sillonné la berge, c’est avec enthousiasme que j’ai constaté quand même que le gouvernement actuel a pu récupérer une bonne partie de la berge lagunaire. Toutefois, je me suis posé une question simple : lorsqu’on parle de la berge lagunaire, nous avons deux côtés. Pourquoi l’action publique s’est limitée au marché Dantokpa ? En tant que chercheur, je me dis que le gouvernement a certainement un intérêt plus poussé au niveau du marché Dantokpa. C’est un espace prisé, un espace économique qu’on peut valoriser. Donc, est-ce que derrière, il y a cette préoccupation sanitaire ? Je propose que le gouvernement aille plus en profondeur pour prendre en compte, au-delà de l’aspect économique, parce qu’il ne faut pas oublier que les différentes actions qui ont consisté a dégager la berge lagunaire n’ont pas été faites au hasard. La première tentative de déguerpissement qui a eu lieu en 2012 sous l’ancien président Boni Yayi était liée à une menace de l’Union Européenne qui planait depuis les années 2000. Il faut savoir que l’Union Européenne avait suspendu l’exportation des crevettes à partir du Bénin à cause de l’insalubrité de cette berge lagunaire. L’Union Européenne a demandé au Bénin de se remettre aux normes et c’est aussi dans cette tentative de remise aux normes que les actions ont été engagées. Or, on sait que l’insalubrité au niveau de la berge produit des effets sanitaires importants, produit également des effets environnementaux assez catastrophiques puisqu’on a vu comment la lagune perd sa superficie, on a vu aussi comment les écosystèmes, tout ce qui est dans le milieu hydrique, sont en voie de disparition.
Alors en tant que chercheur, qu’est-ce que vous suggérez ?
Au vu des résultats de cette recherche, la première chose que j’ai suggérée, c’est que l’action publique doit se reposer sur des recherches scientifiques. Si on veut mettre en place une action publique sans tenir compte des résultats de recherches, on risque de naviguer à vue.
J’ai pris l’exemple tout à l’heure de la cartographie du choléra dans les quartiers. Pendant longtemps, les actions, disons en termes de santé publique, se limitaient essentiellement à la sensibilisation des populations par la radio et la télévision, etc. Mais comment voulez-vous faire passer des messages à des personnes qui ne les reçoivent pas, puisque les messages sont passés par la radio nationale et la télévision. Or, quand vous allez dans ces quartiers, la plupart des habitants n’écoutent ni la radio ni ne regardent la télévision. Les personnes qui disposaient des postes téléviseurs, les utilisaient pour regarder des films de distraction et le message ne passe pas. L’autre chose, c’est qu’on n’a toujours soupçonné la consommation d’eau comme étant la source du choléra. Or, la cartographie que j’ai réalisée dans ces quartiers m’a permis de me rendre compte que la plupart des personnes malades du choléra vivaient à proximité d’une latrine qu’elle soit publique ou privée. Ce sont les latrines qui constituent les lieux de culture du vibrion cholérique qui se répand de façon interpersonnelle. Cela veut dire que si on veut une action rigoureuse contre le choléra, il faut prendre en compte ces résultats. La deuxième recommandation est qu’il faut intégrer les préoccupations des habitants dans l’élaboration des politiques publiques. Les gens pensent que lorsqu’il a un décès cholérique, c’est la sorcellerie. J’ai eu des entretiens très difficiles parce qu’il y a des personnes qui étaient soupçonnées dans ces quartiers d’avoir tué des personnes atteintes du choléra. Il faut d’abord corriger ces représentations erronées avant toute action.
Avez-vous des recommandations à l’endroit des populations ?
J’ai été quand même assez surpris de me rendre compte que les populations sont devenues plus conscientes de leur illégalité d’occupation. Je me suis rendu compte qu’au fond, la plupart présentait quand même une forme de satisfaction parce qu’elles étaient conscientes que cette berge ne pouvait pas rester comme cela. Ce qu’on leur demande, c’est de trouver des stratégies pour vivre en ville sans empiéter sur le domaine public. Tout cela est lié à la représentation de la ville. Ces populations viennent en ville pour trouver un petit travail et ramener les ressources dans leur milieu d’origine. Elles doivent s’ouvrir à l’action publique et respecter les normes publiques Malheureusement, c’est encore un gros problème au Bénin.
A quand la prochaine publication ?
Vous savez, la recherche est une passion dès lors qu’on arrive à mettre à la disposition de la communauté scientifique un ouvrage de cette facture. On a toujours envie de continuer et c’est pour cela que je suis revenu sur le terrain pour explorer d’autres pistes et je pense que d’ici très peu de temps, on aura un autre ouvrage qui va explorer d’autres dimensions de la vie urbaine.
Réalisation : Ulrich Vital AHOTONDJI